Alors que certaines villes continuent à rafistoler des bus polluants et d'un autre âge, le Maroc est en cours de rater une opportunité de fabriquer localement ses propres bus électriques. Alors que le Maroc se prépare à organiser la Coupe du Monde 2030 et, chemin faisant, à réaliser les objectifs qui ont été fixés par les diverses feuilles de route stratégiques, l'enjeu de la mobilité durable collective reste un point d'interrogation. Si les projets d'extension des lignes de tramways et de TGV semblent sur les rails, il n'existe que peu de visibilité sur la montée en gamme du moyen le plus utilisé pour les déplacements en milieu urbain, à savoir les bus. En témoignent les péripéties que les habitants de Fès sont obligés de subir face au manque de fiabilité de leurs réseaux de bus communaux. Pourtant, il existe des solutions qui peuvent rapidement permettre l'éclosion d'un nouvel écosystème de fabrication locale de bus électriques. Pour comprendre l'intérêt et les obstacles actuels qui entourent cet enjeu, nous avons posé nos questions à Hassan Sentissi El Idrissi, président du Holding de Développement Durable (HDD), qui porte un projet de fabrication de bus électriques Made in Morocco.
- Vous faites partie des investisseurs marocains qui sont prêts à contribuer à l'éclosion de nouveaux écosystèmes industriels de la mobilité durable. De quelle manière ? - Contribuer à cette phase historique et déterminante pour la consécration de nouveaux modes durables de mobilité populaire est en effet une volonté profonde que je porte depuis plusieurs années. Cela a commencé par plusieurs voyages et échanges avec des industriels au niveau international afin de m'enquérir du degré de maturité de ce genre de transport, surtout les bus électriques. Les choses ont rapidement et énormément évolué depuis, et nous en sommes actuellement à un momentum où notre pays dispose de tout ce qu'il faut pour se positionner dans ce domaine en mettant en place un système de production locale de bus électriques pour le transport en commun, dont la technologie sera fiable et le coût plus ou moins équivalent à celui des bus thermiques. Nous avons entrepris à HDD de sécuriser les investissements nécessaires pour installer une première usine de fabrication locale de bus électriques. Nous avons également les partenaires internationaux qui sont prêts à nous faire bénéficier du transfert de technologie afin de former les compétences marocaines qui existent déjà et qui pourront piloter ce projet et assurer sa réussite. Malheureusement, nous restons tributaires d'obstacles qui ne sont pas toujours visibles et encore moins compréhensibles.
- Qu'est-ce qui retarde la concrétisation de ce projet ? - L'on pourrait penser que le retard pourrait venir du degré de maturité du projet, mais je peux vous assurer qu'il n'en est rien. Nous tablons sur un taux d'intégration qui sera de l'ordre des 30% dès la première année, pour ensuite dépasser les 70% dès la troisième année. Grâce à la possibilité d'investir dans des parcs privés de production d'énergies renouvelables, le modèle économique pour la recharge électrique est également au point. Nous avons même réussi à obtenir de nos partenaires internationaux que le paiement soit différé sur 5 ans. C'est-à-dire que si nous lançons la fabrication aujourd'hui, nous pourrions avoir les 500 premiers bus dans un peu plus de 6 mois et ne payer les pièces fournies par nos partenaires internationaux que dans 5 années, pour peu que l'Etat se positionne en garant par rapport à cette formule. Seul manque un élément important à ce stade : une commande publique d'un certain nombre de véhicules pour lancer la machine de production. C'est là où bute toute la machine enclenchée depuis des années. Pourtant, le projet est complètement en phase avec les stratégies mises en place sous l'impulsion de SM le Roi Mohamed VI, que Dieu l'assiste. Si l'on veut atteindre les objectifs 2030 et assurer l'organisation d'une Coupe du Monde dont les maîtres-mots sont durabilité et modernité, c'est aujourd'hui qu'il faut décider et trancher. Or, l'immobilisme et le manque de vision de certains décideurs sont effarants. Pourtant, c'est bien aux personnes qui sont aujourd'hui aux manettes que les réalisations 2030 seront attribuées.
- Vous évoquez un projet qui est en phase avec les stratégies du Royaume. Pouvez-vous élaborer ? - C'est pourtant très clair. La mise en place d'un écosystème de production locale de bus électriques permettra au Maroc de gagner sur plusieurs tableaux. Sachant que le secteur des transports est le plus polluant au niveau national, le premier gain est sanitaire, puisque nous pourrons réduire substantiellement la pollution atmosphérique et les milliers de morts qu'elle cause annuellement. Sachant que 100% des carburants utilisés aujourd'hui au Maroc proviennent de l'import, le deuxième gain est une économie significative de devises puisque l'énergie qui sera utilisée est locale en plus d'être renouvelable. Sachant qu'à l'horizon 2030 les véhicules thermiques seront de moins en moins dans la circulation, le troisième gain est de permettre dès aujourd'hui de produire nos propres besoins en matière de véhicules collectifs pour le transport urbain et interurbain. Nous pourrions même nous positionner en tant que hub continental, voire international au vu de l'attractivité et de la compétitivité qu'offre notre pays pour un écosystème industriel de ce genre... Je pourrai continuer avec d'autres avantages : création d'emplois, concrétisation de la mobilité électrique, possibilité de vendre des crédits carbones... Cela dit, pour y arriver, c'est maintenant qu'il faudra agir. Autrement, c'est encore un train que nous allons rater.
Pollution atmosphérique : La mobilité durable et électrique en enjeu de santé publique En 2019, plus de 90% de la population mondiale vivait dans des régions où les concentrations dépassaient les seuils de référence fixés par l'OMS en 2005 concernant l'exposition prolongée aux particules en suspension. Selon l'OMS, « les pays où la qualité de l'air s'est nettement améliorée grâce aux politiques adoptées ont souvent connu une réduction sensible de la pollution atmosphérique, alors que les baisses au cours des 30 dernières années ont été moins perceptibles dans les régions où la qualité de l'air était déjà bonne ». Au Maroc, la pollution atmosphérique provient principalement du secteur du transport. Ce phénomène cause annuellement 8.750 décès, dont la moitié est basée à Casablanca selon un rapport de la Banque Mondiale (chiffres 2017). L'utilisation des véhicules thermiques pour le transport interurbain est également synonyme de danger, puisqu'un nombre considérable d'accidents mortels sont enregistrés chaque année, dont une part non-négligeable est imputée à la vétusté et l'obsolescence des véhicules. France : Bus électrique, une technologie enfin arrivée à maturité Problèmes de coût élevé, de dimensionnement et de fabrication de la batterie, de mise en place de solutions efficaces de recharge, de maîtrise de la maintenance, d'accès aux minerais stratégiques de stockage d'électricité... Les défis pour démocratiser et fiabiliser les bus électriques se sont posés avec acuité depuis plusieurs années. Cette situation a largement évolué depuis et augure actuellement d'une arrivée à maturité de cette technologie qui donne des résultats satisfaisants depuis plusieurs années dans le cadre de tests qui ont été réalisés dans diverses régions du monde et en France notamment. Cette dynamique a été initiée dans l'Hexagone depuis 18 ans déjà à travers l'opération « 100 bus électriques » lancée le 30 septembre 2004 par l'Agence de l'Environnement et de la Maîtrise de l'Energie (ADEME). Ainsi, l'ADEME a financé 20% du surcoût par rapport aux bus thermiques équivalents. Grâce aux efforts qui ont été consentis depuis, la France comptait en 2022 environ 1000 bus électriques (hors minibus) exploités dans 40 réseaux de transport public. À cet égard, l'Etat français a mis en place des subventions pour inciter les collectivités locales et les entreprises à acquérir des bus électriques et à adapter les dépôts (travaux d'électrification). Cela dit, seuls les bus avec au moins 60% d'assemblage en Europe des pièces principales sont éligibles aux subventions. Ce programme, qui s'inscrit dans la suite de la dynamique de généralisation des bus électriques, a été lancé en janvier 2019. Rapport : Le frein de l'innovation dans le secteur du transport par autobus Il y a moins d'une année, le Conseil de la Concurrence publiait son avis relatif au fonctionnement concurrentiel de la gestion déléguée du transport public urbain et interurbain par autobus au Maroc. Le rapport du Conseil soulignait ainsi que la saisine d'office « s'inscrit dans la vision nationale de la mobilité urbaine au Maroc à l'horizon 2030 qui prône une véritable transition attractive vers des modes de transport collectif urbain et assurant une mobilité durable, accompagnée d'indicateurs de résultats et d'objectifs opérationnels répondant aux différents enjeux sectoriels relatifs à la bonne gouvernance, à l'organisation, à la planification, à la régulation des transports collectifs publics et privés, à l'intermodalité, aux modes actifs et à l'articulation transport et urbanisme ». Le Conseil a également révélé dans son analyse que le marché en question se caractérisait par un niveau élevé de concentration, où les deux premières sociétés ALSA et City Bus ont une part de marché cumulée se situant entre 80 et 90% durant la période 2018-2020, avec une dominance nette d'une seule société qui a vu sa part de marché passer de 50 à 70%. Ce niveau élevé de concentration semble être dû à la combinaison de plusieurs facteurs, notamment les barrières à l'entrée très élevées, édictant des conditions techniques et financières d'accès qui favorisent les grandes entreprises, qui empêchent l'arrivée de nouveaux entrants et excluent totalement l'innovation, la créativité comme critères de sélection.