Le 2 avril, Donald Trump a paraphé un décret qu'il a lui-même baptisé le «Jour de la Libération» : une offensive tarifaire sans précédent qui ébranle les fondations du commerce international et, par ricochet, l'ordre mondial bâti après la Seconde Guerre mondiale. Avec des droits de douane de 20 % imposés à l'Union européenne (UE), 25 % au Mexique et au Canada, un surcroît de 20 % visant la Chine, ainsi que des taxes spécifiques frappant le Japon, la Corée du Sud, l'Inde et le Vietnam, entre autres, le président américain a déclenché une tempête dont les ondes de choc dépassent le seul domaine économique pour redessiner la géoéconomie, la géopolitique et la stabilité planétaire. Cet acte, maximaliste et unilatéral, ne se réduit pas à un simple ajustement commercial : il s'agit d'un défi géostratégique qui réveille les échos de crises passées et soulève des questions cruciales sur l'avenir. Assistons-nous au prélude d'une nouvelle Grande Dépression ou à la naissance d'un monde fragmenté en blocs hostiles ? Je lis, abasourdi, les commentaires de chroniqueurs, politiciens et analystes sur cette guerre commerciale qui vient d'éclater. L'extrémisme idéologique, la légèreté, l'absence de profondeur et de rigueur face à des enjeux aussi complexes portent un nom : le populisme – ces réponses simplistes à des problèmes ardus, comme on le sait. Jadis cantonné à des classes politiques de qualité déclinante, ce fléau se déploie aujourd'hui sans entraves à travers le globe. La frivolité semble être un virus nouveau et contagieux, indifférent aux ravages de cette guerre tarifaire aux conséquences désastreuses, d'autant plus absurdes qu'elles étaient parfaitement prévisibles et, par conséquent, évitables. Voilà l'œuvre de tacticiens qui, dans leurs jours de grâce, se prennent pour des stratèges, ou d'autoproclamés économistes – pire encore, géoéconomistes – alors qu'ils ne sont, au mieux, que des microéconomistes, fussent-ils brillants en affaires. Mais nul n'ignore les effets de ce cocktail explosif mêlant mégalomanie, ignorance, extrémisme et bêtise (oups, pardon pour la redondance) : désastre, récession, crises, instabilité et incertitude. Peu importe la couleur politique, cette mixture est toujours fatale. Et tout cela repose entre les mains de classes politiques dont une large part manque de stature, de vision géostratégique, de formation, de courage, de souplesse ou même de lectures – autrefois, les politiciens tentaient de dissimuler leur bibliophobie ; aujourd'hui, m'assure-t-on, ils s'en vantent... Une offensive tous azimuts : pays et secteurs assiégés La stratégie tarifaire de Trump ne fait aucune distinction entre alliés et adversaires, incarnant ce que le politologue Joseph Nye a qualifié d'«usage du pouvoir économique comme arme de coercition.» La Chine, forte d'un excédent commercial notable face aux Etats-Unis, subit une taxe supplémentaire de 20 % s'ajoutant aux 10 % en vigueur depuis mars, ce qui renforcera son influence en Asie et en Afrique, consolidant la vision de Xi Jinping d'une «mondialisation aux caractéristiques chinoises» exposée à Davos en 2021. Le Mexique et le Canada, partenaires du T-MEC (révision de l'ALENA, rebaptisé NAFTA 2.0 et signé par Trump en 2020), voient vaciller une intégration que Christine Lagarde, présidente de la BCE, a décrite comme «un pilier de la stabilité hémisphérique», avec des droits de 25 % qui perturbent les chaînes d'approvisionnement essentielles dans l'automobile et l'énergie. L'UE, quant à elle, encaisse une taxe de 20 %, assortie de menaces allant jusqu'à 200 % sur les vins, champagnes et spiritueux, frappant l'Allemagne (automobile), la France (agroalimentaire) et l'Italie (luxe), tandis que l'Espagne voit son huile d'olive, son vin et ses olives noires menacés alors que l'industrie agroalimentaire espagnole atteignait des sommets inédits. L'Espagne, dont 1,5 % du PIB dépend du marché américain, illustre la fragilité des économies moyennes face à l'unilatéralisme. Selon l'économiste Luis Garicano, le secteur de l'huile d'olive pourrait perdre jusqu'à 300 millions d'euros par an faute de débouchés alternatifs, tandis que le vin et les olives noires – rappelant la taxe de 35 % de 2018 – risquent de voir leur part de marché aux Etats-Unis s'effriter. L'automobile, avec des entreprises comme SEAT et des fournisseurs intégrés aux chaînes mondiales, subit des dommages collatéraux, et la taxe de 25 % visant les importateurs de pétrole vénézuélien renchérira les coûts énergétiques. «Le protectionnisme ne se contente pas de renchérir les biens, il fracture les chaînes de valeur qui sous-tendent notre modèle économique», avertissait jadis l'ancien ministre Josep Piqué, une réflexion qui résonne aujourd'hui avec une urgence accrue. D'autres partenaires, comme le Japon et la Corée du Sud, affrontent une taxe universelle de 10 %, tandis que la Russie et l'Iran pourraient subir des tarifs secondaires plus sévères pour des raisons géopolitiques. Cette stratégie de sanction indiscriminée comporte des nuances, les droits variant selon la nature des relations bilatérales avec l'administration Trump 2.0. Commerce mondial : le crépuscule de la mondialisation Le commerce global, déjà affaibli par la pandémie et la guerre en Ukraine, fait face à une rupture systémique. L'Organisation mondiale du commerce (OMC), que Robert Zoellick – républicain pur jus et ancien représentant commercial américain – décrivait comme «le gardien imparfait de la mondialisation», frôle l'insignifiance. Le FMI prévoit une baisse du PIB mondial de 0,3 point en 2025 et de 0,6 en 2026, mais l'Université d'Aston va plus loin : en cas de représailles généralisées, le coût pourrait atteindre 1,4 trillion de dollars. Les chaînes d'approvisionnement intégrées, notamment dans l'automobile et l'électronique, se fissurent, avec des biens traversant les frontières à maintes reprises avant leur assemblage final. Comment les trumpistes hispaniques expliqueront-ils cela aux producteurs de vin, d'olives, d'huile, de conserves, de pièces automobiles et à tant d'autres secteurs touchés, aussi minime que puisse paraître l'impact global sur les exportations espagnoles ? Nous fonçons tête baissée vers la stagflation, sous les applaudissements ignorants de trop nombreux partisans. L'UE estime qu'une taxe de 20 % réduirait de moitié ses exportations vers les Etats-Unis, tandis que le Mexique et le Canada pourraient perdre plus de 30 % de leur commerce avec leur voisin du nord. La Chine, elle, réorientera ses surplus vers le marché européen, exacerbant la concurrence et déstabilisant les prix. «Le protectionnisme est un impôt régressif qui punit les plus pauvres», a déclaré Paul Krugman, prix Nobel d'économie, une maxime qui prend tout son sens face à la hausse des prix des biens essentiels aux Etats-Unis et au-delà. Nous entrons dans ce qu'Ian Bremmer appelle «la démondialisation armée» : un monde où le commerce, loin de rassembler, divise. Impact économique : inflation, stagnation et asymétries L'impact économique est dévastateur et multidimensionnel. Aux Etats-Unis, le PIB pourrait se contracter de 0,8 % en 2025 et les revenus après impôts de 2,1 %, selon des estimations préliminaires tandis que l'inflation grimperait de 2 à 3 % par an, rognant le pouvoir d'achat des classes moyennes et populaires. «Les guerres commerciales n'ont pas de vainqueurs, seulement des degrés de défaite», a tranché Larry Summers, ancien secrétaire au Trésor, un avertissement que Trump semble ignorer. L'incertitude freine l'investissement privé, dopant un dollar qui étrangle les économies émergentes. Dans la zone euro, où la croissance plafonnait à 0,9 % en 2024, la BCE a revu à la baisse ses prévisions pour 2025 et 2026 de 0,2 point, mais une taxe de 20 % pourrait amputer le PIB européen d'un point en trois ans, selon BBVA Research. Dans un scénario modéré avec une taxe de 10 %, la croissance stagnerait sous 1 % par an sur quatre ans ; avec 25 %, la contraction oscillerait entre 0,33 % et 0,87 %. L'Allemagne (14 % de ses exportations automobiles vers les Etats-Unis), la France (vins et fromages) et l'Italie (luxe, dont 30 % de la demande dépend des Etats-Unis) sont les plus exposées. L'Espagne, bien que moins touchée en termes absolus, n'échappe pas au choc : son PIB pourrait reculer de 0,5 point, l'huile d'olive et le vin figurant parmi les secteurs les plus affectés. «Les tarifs sont un choc exogène qui aggrave nos fragilités structurelles», a souligné Philip Lane, économiste en chef de la BCE. Géoéconomie et géopolitique : un échiquier fracturé La géoéconomie se recompose sous le poids de cette offensive. Les Etats-Unis cherchent à se réindustrialiser au détriment de leurs partenaires, attirant les investissements étrangers par des taxes punitives, tandis que l'Europe fait face à un dilemme existentiel : se diversifier vers la Chine (un suicide à moyen et long terme) et l'Inde, ou céder aux exigences de Washington, comme acheter davantage de gaz ou d'armements américains. Le Mexique et le Canada, profondément intégrés à l'Amérique du Nord, risquent de devenir des satellites économiques de leur voisin, tandis que la Chine renforce son emprise sur le Sud global. Sur le plan géopolitique, Trump brandit les tarifs comme une arme de pression, les associant à des menaces de réduire le parapluie de l'OTAN – un chantage qu'Angela Merkel a qualifié de «rupture du contrat transatlantique.» La Russie et la Chine, bien que touchées, pourraient tirer parti de la défiance envers les Etats-Unis pour consolider leurs alliances en Afrique et en Asie. «La liberté et la démocratie ne peuvent survivre sans le libre-échange qui les soutient», affirmait Margaret Thatcher en 1988, un avertissement qui résonne face à cette attaque contre le multilatéralisme. Konrad Adenauer, architecte de l'Europe moderne, l'exprimait avec la même clarté en 1957 : «Le commerce libre est le fondement de la paix et de la prospérité entre les nations.» Avec son protectionnisme, Trump défie cette vision fondatrice. Stratégie de choc : entre audace et témérité La tactique de Trump relève du maximalisme pur : des tarifs exorbitants comme point de départ pour arracher des concessions. «Négocier, c'est comme se battre : il faut d'abord effrayer l'adversaire», écrivait-il dans The Art of the Deal. L'UE prépare des représailles tarifaires de 26 milliards d'euros – acier, aluminium, whisky, jeans, motos, beurre de cacahuète. La Chine pourrait restreindre ses exportations de terres rares, tandis que le Canada et le Mexique, plus vulnérables, risquent de céder part Wiellement. Leçons historiques : l'ombre de Hoover et au-delà L'histoire offre des parallèles troublants. La loi Smoot-Hawley de 1930, portée par Herbert Hoover, a relevé les tarifs à une moyenne de 20 %, provoquant des représailles qui ont réduit le commerce mondial de 66 % et transformé une grave récession en Grande Dépression. Milton Friedman et Anna Schwartz l'ont confirmé dans leur ouvrage de 1963, A Monetary History of the USA 1867-1960. Avec des tarifs moyens dépassant 20 % dans un monde bien plus interconnecté, Trump pourrait engendrer une spirale d'appauvrissement global analogue. Un autre précédent notable est le protectionnisme des années 1970, lorsque Richard Nixon imposa en 1971 une taxe de 10 % sur les importations pour faire plier ses partenaires commerciaux. S'il obtint des concessions, le prix fut une inflation galopante et des tensions avec ses alliés. Ronald Reagan, à l'inverse, défendait le libre-échange comme un pilier de la liberté : «Le commerce ouvert renforce la démocratie et affaiblit la tyrannie», déclarait-il en 1986. Conclusion : entre rupture et reconstruction Le «Jour de la Libération» de Trump ne libère pas ; il enchaîne le monde à une incertitude périlleuse. Ses tarifs dépassent le cadre commercial, redéfinissant les alliances et défiant la stabilité globale. L'Europe, et l'Espagne en particulier, doit répondre par un mélange de fermeté et de pragmatisme, en renforçant sa cohésion interne et en explorant des marchés alternatifs. Comme l'affirmait Thatcher, le libre-échange est le socle de la liberté ; son effondrement menace non seulement notre prospérité, mais notre mode de vie. Adenauer et Reagan nous ont rappelé que la paix et la démocratie reposent sur l'ouverture économique ; l'ignorer, c'est ouvrir la porte au chaos. Nous risquons de basculer dans un monde de blocs antagonistes, où la coopération ne serait qu'un lointain souvenir et la prospérité, un luxe perdu. L'histoire nous jugera sur ce que nous ferons – ou ne ferons pas – en ce moment critique. Le pire est que les solutions négociées arriveront trop tard : nombre des effets néfastes de cette guerre commerciale perdureront à moyen terme, même si les tarifs ne durent que quelques mois. Le mal est déjà fait. * Diplomate, ancien ambassadeur d'Espagne en Inde (2012-2016).