Née en 1955, enseignante universitaire à Alger jusqu'en 1994, Soumya Ammar Khodja publie, cette année-là, à Casablanca, aux éditions Le Fennec, «La Troisième fête d'Ismaël», sous le pseudonyme de Neïla Imasken. En 2001, elle figure au sommaire de «La Nouvelle Poésie Algérienne» (aux éditions Marsa, Paris). Elle vit alors, depuis sept ans, dans l'est de la France. «Rien ne me manque», son recueil de nouvelles paru en 2003 aux éditions Le Reflet peut se lire aussi bien comme un roman vrai tissé de rencontres avec des femmes meurtries par la violence. C'est un ouvrage qui laisse un souvenir entêtant. A la contagion de l'horreur et de l'absurdité, la nouvelliste sait opposer la force de la solidarité, le partage de l'émotion, l'attention accordée à la douleur d'autrui, le respect prodigué à chacun envers et contre tout. Cette conviction humaniste est si puissante qu'elle est comme nouée à chaque phrase et en arrive à constituer la ligne mélodique de «Rien ne me manque», titre qui, pourtant, a été choisi par antiphrase. Il arrive à Soumya Ammar Khodja de conclure une nouvelle par un poème donné comme le versant spirituel de la réalité affrontée en prose. Que la nouvelliste rende compte du «noir spasme» de la mère durant l'immolation par le père de leur fille coupable d'avoir aimé, ou bien qu'elle donne la parole à une clocharde à demi-folle que des terroristes ont forcée à égorger leurs otages, ce qui est remarquable dans «Rien ne me manque», c'est comment Soumya Ammar Khodja nous fait prendre en charge à notre tour les malédictions qui surviennent. Elle dit l'effroi qui lézarde les existences, le passé qui a enfanté du présent et menace l'avenir. Le recueil s'achève en France, entre amis français et algériens. Il y a là un homme, ex-soldat français qui avoue ce que fut sa participation à la guerre d'Algérie : «J'ai tué une femme qui avait acheté des chaussures pour son mari et qui s'est trouvée sur mon chemin. C'est-à-dire le sien. Moi, je n'avais rien à y faire. (…) Les mains posées sur les genoux, il ajouta : «Il y a deux ans, ma fille aînée s'est pendue. Elle avait trente ans, l'âge que devait avoir cette femme» Qu'elle évoque des exactions épouvantables ou les rivalités entre belles-sœurs, les frustrations d'épouses, la nouba de deux dames d'un certain âge qui prennent ensemble leur revanche sur un passé sans joie, ou bien quelle saisisse, juste avant l'horreur, l'émerveillement du «petit homme de neuf ans» qui découvre une cafetière dans la décharge publique et ignore que ce cadeau empoisonné va lui exploser à la figure, Soumya Ammar Khodja se tient à proximité de l'irréparable pour demander, avec une vieille dame rencontrée après l'assassinat de son neveu : «Est-ce l'enfer qui a débordé, lâchant le Diable mille fois démultiplié s'en prenant aux démunis, aux innocents ?» La cruauté n'aura pas le dernier mot. C'est ce que cherche à suggérer, avec une sensibilité outragée mais têtue, aussi têtue que la vie, ce recueil de nouvelles qui possède l'élégance grave d'un mémorial. On y lit ceci : «Tant de lumière, de beauté et d'espace les accablaient. (…) Ils allaient à l'enterrement de Tahar Djaout, poète, journaliste, écrivain assassiné alors qu'il n'avait pas franchi le gué de la quarantaine». «Rien ne me manque» n'est cependant pas un bouquet de lamentations. On y entend une voix résolue à trouver, en compagnie d'autrui, le chemin de la résilience. Décrivant l'opacité dans les couples ou l'entente affectueuse, les jalousies mortifères, les tendresses qui se défont ou qui cimentent les familles, la nouvelliste sait dénoncer la brutalité imbécile, mais elle exalte aussi des figures douces qui contredisent l'amertume de l'époque. Soumya Ammar Khodja a érigé sobrement un rempart contre le désespoir. «Rien ne me manque» accueille le lecteur au centre d'un chœur blessé, mais qui chante.