Dans un passage de ses Mémoires (éditions de Fallois, 2011), Olivier Chevrillon qui prit part aux négociations d'indépendance du Maroc et fut directeur des Musées de France de 1987 à 1990 évoque aussi son séjour professionnel en Egypte : «La musique du célèbre «Quatuor» de Durell s'était tue dans Alexandrie, mais on en percevait les dernières notes au Caire, chez le Pacha Henein, chez Mme Wakba et même chez le jeune et aristocratique patron de l'un des nombreux partis communistes égyptiens. Les ci-devant se plaignaient des spoliations dont ils étaient victimes, mais ils conservaient ici et là des terres et même quelques Rolls Royce. Un professeur de droit moins fortuné nous invitait dans sa maison de campagne au bord du fleuve. Il prenait son violon pour jouer à ses hôtes des czardas et des tangos». Cette Egypte nassérienne que connut Olivier Chevrillon en 1965, ce n'est pas vraiment le sujet de Jours d'Alexandrie, (éditions, Viviane Hamy,2011) le roman si remarquable de Dimitris Stefanakis. Cet écrivain se révèle aux prises avec la longue durée dans l'ambition réalisée d'une fresque. L'Histoire, la pensée, le rêve, l'ardeur et le découragement, la sensualité et l'ironie, la nostalgie, l'espoir, la fantaisie et la gravité se rejoignent pour ranimer avec virtuosité une Egypte disparue. Tout simplement un chef-d'œuvre, un de ces livres délectables qui vous accompagnent encore longtemps, plusieurs semaines après la lecture. On est comme envahi par le tissage minutieux des destins individuels tandis qu'Alexandrie, Le Caire, Constantinople nous enveloppent dans leurs vérités et leurs mensonges, séductrices tour à tour délicieuses ou inquiétantes durant pas moins de soixante années à partir de la Première Guerre mondiale. L'ardente mélancolie amoureuse, le cynisme le plus roué, le parfum des aventurières et du tabac, les ravages de la misère et les extravagances de la fortune, les incendies plus ou moins avivés ou éteints de la lubricité, la promiscuité heureuse ou pas des religions, des ambitions politiques nationales, de égoïsmes collectifs ou individuels, le frottement de la lucidité contre la pierre de l'aveuglement, Dimitris Stefanakis parvient à les incarner dans des personnages hauts en couleur mais il ne verse jamais dans la caricature ou l'approximation. Ce qui séduit et même stupéfie à la lecture de Jours d'Alexandrie, c'est comment le romancier ajoute de l'intelligence à la sensibilité et de l'ironie jusque dans le décours des épreuves. Parfois, on croirait lire un ethnographe qui serait aussi poète : «Un vacarme soudain du côté de la chambre du baouab l'alerta ; ce devait être l'heure du dîner chez les Ramzi, et elle les imagina, lui, sa femme et leurs trois gamins, entassés dans la pièce aménagée sous l'escalier, autour de la table basse traditionnelle, la tabléia, comme toutes les familles populaires égyptiennes qui prennent leurs repas : les pitas côtoient les falafels et la cruche d'eau fraîche trône au milieu pour désaltérer les gorges enflammées par les fritures de légumes secs fort épicées. Le moment propice aux chamailleries des enfants et aux récriminations de l'épouse – un brouhaha qui durait jusqu'à ce que le baouab noir se décidât à extraire sa grosse main de la manche crasseuse de sa djellaba pour distribuer des claques à la ronde». Et il y a aussi les claques de l'Histoire ! Quand éclate le conflit entre deux inséparables ex-amis (qui) s'étaient rendus au cabaret Excelsior pour voir comment les Grecs d'Alexandrie célébraient les victoires de l'armée hellénique lors des batailles successives qui ravageaient la frontière gréco-albanaise». Alexandrie fut cette « cité occidentale au cœur de l'Orient» dont on croyait que Lawrence Durell avait fait le tour dans son fameux Quatuor d'Alexandrie. Mais il y manquait ce dialogue entre le Libanais Elias Khoury et l'aventurière française Yvette Santon : «– Tu n'étais pas pour Farouk, tu n'es pas pour Nasser. Pour qui es-tu à la fin ?, lui assena un jour Yvette.- Pour Alexandrie.- Tu as vieilli, mon Libanais, tu ne sais plus ce que tu racontes ! – Je n'ai pas vieilli, c'est ma ville qui a vieilli, insista-t-il». C'est là, au fond, ce que raconte avec une fièvre calme le roman de Dimitris Stefanakis : l'histoire du vieillissement d'une ville aux cent visages durant un demi-siècle et plus, aux cent drames et délices, pas tous délictueux. On est saisi par le talent de Stefanakis à unir, dans une symphonie vitaliste, les amours et les déclins, les ambitions et les ruses, les pays et les mers, les couleurs du sol et du ciel, les gens de peu et les gens qui ont ou eurent tout. Lire Stefanakis a beau présenter bien des charmes, je m'avoue encore sous le choc des douze heures du documentaire d'Emmanuelle Demoris Mafrouza qui évoque avec une tendresse amicale les habitants d'un bidonville à Alexandrie, des gens qui en viennent à manquer au spectateur comme vous manquent des amis, ainsi que je vous laissais deviner dans une chronique récente.