Tous les lecteurs de romans ont fait cette expérience : ils connaissaient l'existence de tel écrivain prolixe mais n'avaient jamais ouvert l'un de ses livres jusqu'au jour où leur curiosité fut éveillée par un titre. Une soirée au Caire (Seuil, 2010) est le dix-septième ouvrage que publie Robert Solé, billettiste et critique littéraire au «Monde» où il entra dés 1969. Devenu essayiste et romancier, ce Français d'origine égyptienne né ou Caire en 1946 a une telle passion pour son pays natal qu'il a publié en 2002 chez Plon un Dictionnaire amoureux de l'Egypte. Cette passion est une affaire de famille : ce Dictionnaire… Julien Solé l'illustre Or, d'une famille, il est fort question dans Une soirée au Caire. C'est en effet le principal charme de ce roman que d'affronter avec un mélange de discrétion et d'obstination les secrets d'une famille, la pelote d'attachements et de détachement qui la constitue. Quant à l'Egypte, Solé –ne serait-il pas né Soleiman ?– est on ne peut plus clair : «Ce pays m'enchante et me tourmente. C'est quand il me tourmente que je me sens le plus lié à lui». Une soirée au Caire donne à penser que le convive préféré de Robert Solé pour une future soirée au Caire pourrait bien être Ayman Nour. Mais tel n'est pas le sujet du roman paru cet automne, un roman éclairé par cette page où le parrain du narrateur exprimait, depuis son exil genevois, sa fière mélancolie : «Si j'avais la force, j'écrirais l'histoire des «Syro-Libanais» d'Egypte. Plus j'avance dans mes lectures, plus je m'étonne de notre présence ancienne dans ce pays. Sans doute faudrait-il remonter jusqu'aux pharaons. Notre petit nombre ne nous a pas empêchés de faire de grandes choses. Nous avons créé en Egypte la presse moderne, avec les frères Takla et quelques autres. Nous y avons apporté le théâtre, avec Georges Abiad. Et que serait sans nous le cinéma ? Youssef Chahine en est l'exemple le plus récent. Le seul acteur arabe mondialement connu ne s'appelle-t-il pas Michel Chaloub, devenu Omar Sharif ? Et (que papa me pardonne de là où il est !), j'oubliais le Roi du tarbouche…» Le Tarbouche (Prix Méditerranée 1992), ainsi s'intitulait le premier roman de Robert Solé. Un autre de ses romans Mazag doit son titre à l'expression égyptienne signifiant le bon plaisir. De quoi nous remettre en mémoire que Jean Coteau raconta dans Mahalesh un séjour en Egypte ! La saga des Batrakani, du nom du « Roi du tarbouche » est sûrement pour Robert Solé l'occasion de manifester une fidélité mélancolique aux siens dans la complexité des liens perdus ou retrouvés. On aime certaine façon de sourire de soi bien exprimée par les propos du grand-père de Charles tels que rapportés par celui-ci, narrateur pas vraiment impavide : «Nous sommes des melkites de rite byzantin. Notre église est grecque mais pas orthodoxe, catholique mais pas romaine. Vous voyez ? » La véritable étrangeté à laquelle se coltine Charles est autre : «Peur d'entrer en Egypte, peur de ne pouvoir en sortir. (…) Voilà des siècles que nous tremblons. C'est ce qui explique nos échecs et sans doute la plupart de nos succès». Parmi ces succès, celui que vantait le jésuite de la famille Batrakani : «Maman, je ne devrais pas le dire en ces termes, mais ta molokheya est … divine !» Sûr qu'ils ont tous ce délice en partage, ces Grecs, ces Italiens qui quittèrent l'Egypte « de notre propre gré, sur la pointe des pieds. Sans tarbouche ni trompette», comme on peut le lire dans Une soirée au Caire. Robert Solé ne fait pas qu'illustrer sa passion jamais éteinte pour l'Egypte dans un récit où les mondanités auxquelles sont mêlés des égyptologues cachent mal l'émotion qui étreint Charles quand Dina, leur hôtesse à tous, soupire : «– Il y a trop de monde. Trop. On se marche sur les pieds. Et, en même temps, il n'y a plus personne. La plupart de mes amis d'enfance sont partis à l'étranger : Beyrouth, Montréal, Paris, les Etats-Unis, l'Australie… L'Australie, tu te rends compte ! Mais les vrais exilés, ce n'est pas eux : c'est nous, oui, nous qui sommes restés». Charles Yared ne se sent pas exilé à Paris mais le serait encore moins au Caire parce que «le moindre vestige de ces années de grâce» le bouleverse «davantage qu'une gravure ou une poterie vieille de quarante siècles». De quoi nous donner envie de relire Albert Cossery, Ahmed Rassim, George Henein, Nabil Naoum, Ibrahim Abdel-Meguid, Lawrence Durrel ou encore de Philippe Mezescaze, ce beau récit d'un voyage en Egypte De l'eau glacée contre les miroirs (Editions du Rocher, 2007).