Les 1062 pages des œuvres de Georges Henein (Denoël, 2006) sont une fête où poèmes, récits, essais, articles et pamphlets offrent au lecteur plus de mille occasions de s'émerveiller, de s'instruire, de rêver, de rire, et de refuser d'obtempérer. Une fête sans fin, l'heureuse fièvre de la liberté de pensée. Avec cette masse d'inédits et de textes devenus introuvables toute sa place est enfin rendue à Georges Henein, cet Egyptien d'expression française que son ami Berto Farhi salue en le citant : «Mais moi ?… Je suis le troubadour du silence, celui qui amplifie la gêne humaine, le poète de la grande disette, l'inutilement allusif dont on ne sait plus à quoi il se réfère… » Or, le miracle de cette œuvre protéiforme et secrète, c'est qu'affrontant tous les périls avec le mot juste pour arme miraculeuse, elle démonétise immédiatement la fausse parole. On se plonge dans ces pages comme dans un bain révélateur et on en sort revigoré, libéré. Avouons-le, Georges Henein n'est pas pour nous une découverte. Dès l'âge de douze ans, nous nous régalions de ses articles dans Jeune Afrique que l'on retrouve ici avec ceux de L'Express et les bijoux qu'il égarait dans La Bourse égyptienne. Ensuite, La Force de saluer (la Différence 1978), 43 récits et poèmes, réinstalla dans notre bibliothèque l'ami d'Yves Bonnefoy et d'Henri Michaux. Comment indiquer la puissance, la générosité, la révolte d'un Georges Henein ? Il alliait le vœu imprononçable d'une fraternité sans compromis, à un somptueux sens du désastre ambiant. L'univers, il l'ausculte jusqu'à diagnostiquer une pathologie de groupe qui enserre et ensevelit chacun. Ce formidable rêveur taille ses diamants dans la lucidité. Au Caire, en novembre 1957, il se souvenait : «Peu de temps après ce qu'on a appelé la Libération, quelqu'un demandait à Malraux quel était, selon lui, le caractère dominant de ce nouvel après-guerre, à quoi Malraux répondit sans hésiter : le mensonge ». Si l'on s'étonne du trop discret rayonnement de Georges Henein avant ce monument qu'est le volume d'œuvres qui paraît chez Denoël, grâce à Olivier Rubinstein dans une édition scrupuleusement établie par Pierre Vilar avec la collaboration de Marc Kober et Daniel Lançon, que l'on se souvienne de l'opposition d'Henein aux mensonges. Chacune de ses phrases semble un précipité de révoltes. On y entend l'ardeur, l'allégresse, la passion du véridique au risque d'offenser les avides et les pleutres. Dans les poèmes en prose qui fomentent un arc-en-ciel, une gaieté souveraine passe aussi. Chacun pourra désormais relire Georges Henein, cet « arpenteur du château de Kafka déambulant dans les rues du Caire » (dixit Marc Kober), ce poète qui écrivait à son épouse : « Je m'appuie sans réserve au garde-fou de ton souffle / qu'il s'interrompe ou s'élance / qu'il me désigne ou m'ignore / et il me semble que pour la première fois/ ma dépendance et ma liberté / se toisent sans se haïr ». Encore un exemple ? « “Gardez la monnaie“/ dit la poussière à l'or / et tout le monde dans la rue se retourna / comme s'il était arrivé quelque chose d'irrémédiable ». Le journaliste André Bercoff avait bien saisi la singularité de Georges Henein lorsqu'il le saluait ainsi : « Sur un ton de désespérance courtoise, la revendication du droit à la subversion totale. » Il y a des joyaux dans ce volume aux allures de miracle. Ainsi Prestige de la terreur, magnifique pamphlet paru au Caire en 1945, et dont une réédition il y a quelque trente ans obligeait à une admiration sans bornes. Un tel cri devrait continuer de circuler à jamais : «Voulez-vous aiguiller le débat vers les fins ultimes desquelles chacun se réclame, on se lèvera, on inspectera le pilier et l'aspect de l'escalier.(…) Le moyen est passé à l'état d'institution. Il coupe en deux la vie d'une nation, la vie de chaque homme. Et il en est de même des autres moyens volés à l'ennemi pour mieux le dominer et le détruire, mais dont on découvre-à victoire remportée- qu'ils ont été élevés au rang de difformités nationales, de tares intellectuelles… » L'œuvre de Georges Henein : un moyen toujours actif de combattre les tares intellectuelles.