Quelqu'un de singulier nous revient, d'assez loin et de tout près. Sa voix s'impose, se refonde, se diffuse en nous. L'Egyptien Ahmed Rassim (1895-1958) dont Georges Henein salua le parcours de «grand seigneur qui fit vœu de poésie» est à nouveau notre contemporain immédiat à la faveur de la publication chez Denoël en 2007 d'un volume imposant et élégant rassemblant ses œuvres complètes sous le titre «Journal d'un pauvre fonctionnaire et autres textes». Or, Rassim était enseveli, semblait- il, sous des couches de silence, jusqu'à ce que Daniel Lançon nous donne cette minutieuse édition dont bien des pages offrent des pépites d'un or mélancolique. Voici à nouveau donnée à lire, et qui vibre comme les ailes d'un papillon royal, cette Egypte oubliée des années 30 à 50. En 1938, Ahmed Rassim est gouverneur de Suez, le fracas de la guerre. En 1939, Taha Hussein publie «Le Livre des jours» dont André Gide préfacera la traduction française en 1947. Rassim, lui est un lettré francophone qui a traduit les proverbes égyptiens puis les a laissés infuser librement dans une œuvre qui oscille entre l'exaltation de l'amant à peine déconfit et l'ironie du réfractaire policé. A propos des provendes égyptiens, le francophone Ahmed Rassim qui en était si friand me fait songer à son compatriote le romancier arabophone Ibrahim Abdel-Meguid dont «Au seuil du plaisir» a été traduit par Hoda Froucade en 2008 aux éditions Folies d'encre. Abdel-Meguid y faisait dire ceci par une jeune femme : «Pour ton information, tous les dictons se contredisent les uns les autres. On a l'impression que c'est le gouvernement qui les invente. Un jour, il nous en sort un pour réjouir les gens et un autre, pour les accabler. C'est ainsi depuis des milliers d'années». Le charme de cette œuvre est absolument singulier. Ce qui semblerait redite chez d'autres devient, sous sa plume, chanson originelle et blessure incapable de cautériser. Une ardeur désavouée et réitérée avance sur la page comme une armée de notes de musique, l'âme en haillons, mais combien distinguée, parce que le poète, en vers comme en prose, est triste d'avoir lu en soi tous les livres et d'être devenu cette bibliothèque qui se fige comme un couteau dans la mémoire. Il célèbre le petit libraire Oustaz Ali ou s'attarde à répandre les effets du dépit conjuré. Une rémanence amoureuse le guide alors comme une étoile menaçante. Lire Ahmed Rassim, c'est entrer dans un magasin de porcelaine : l'arrogance, la vanité, les convictions même vont maigrir. Il y a quelque chose de plus ou de moins, le vent de la parole ou le prix du silence, quelque chose qui compte et qui conte, un roulis intérieur où Ahmed Rassim nous convoque pour nous changer. En quoi ? En qui ? Qu'il tienne le journal d'un peintre raté ou celui d'un archiviste, Rassim écrit sur le fil d'un rêve intensément personnel où la beauté a le visage et les jambes d'une femme tandis que la solitude crée ce qu'elle peut et ce qu'elle ne peut pas, avec le souvenir qui taraude un homme éconduit. Un tel écrivain n'est pas fait d'une glaise amère. Aussi peut-il affirmer : «Quoi qu'en pensent les niais et dans l'assoupissement de la sauvagerie humaine, une main amie qui se pose sur votre épaule, c'est encore ce que les hommes ont trouvé de mieux pour supporter, sans défaillir, le regard d'atroce ironie que laissent tomber sur leurs souffrances, leurs élans, leurs espoirs et leurs désespoirs, les lointaines, les inaccessibles, étoiles». L'air de rien, Ahmed Rassim recueille la rosée des rêves enfouis et des pensées qui libèrent des oiseaux. Ne resterait alors qu'un livre, toujours recommencé, universel, anonyme et personnel, qui pourrait être, par exemple, ce «journal d'un pauvre fonctionnaire et autres textes», porte ouverte sur la réparation du monde.