Derb Omar. Silhouette filiforme, mains enflées, jambes arquées. « Les hommes-chevaux », ou les tireurs de carrioles de Derb Omar à Casablanca, vivent très mal leur quotidien. Et ils tiennent à le faire savoir… Un corps chétif à la Charlie Chaplin, un visage paré de rides, des bras traînant les bribes de quelques biceps éteints avec le temps, un vieillot qui tire vers la soixantaine de son âge, une carriole qui dépasse une centaine de kilos. A la vue d'une autre marchandise, ses yeux sortent de leurs orbites, ses traits quittent leur indifférence habituelle et son ancienne démarche laisse maintenant place à une inlassable course contre la montre. L'homme devient plus alerte, il oublie subitement ses années. Quand son acolyte de travail, plus jeune que lui, l'écrase et lui prend «la virée» qui le faisait tant baver, il maudit tous les Saints et les Chorfas de Sidi Hajjaj, d'où il est originaire. C'est ainsi que se passe une journée d'un «homme cheval» à Derb Omar, le poumon économique de Casablanca. Travailler, se serrer les coudes, tirer les carrioles, sentir les épaules dissociées du corps, avoir des jambes qui subissent le supplice… Tout cela, pour en fin de compte, recevoir une petite poignée de sous. Se sentant départagé en voyant tous les devoirs qu'il doit accomplir, il se contente de se lamenter sur son sort sinistre et de demander grâce au créateur tout puissant. La journée commence… Six heures du matin. Les carrioles se bousculent sur le pavé comme si c'était un bureau des Adouls. Les « hommes-mulets » se serrent comme des sardines et se tournent les pouces en attendant le client ou le grossiste qui fera appel à leurs services. Un festival de charrettes de toutes les couleurs. Dès que l'ombre d'un client apparaît, ils se mettent au garde à vous et prennent leurs jambes à leur cou. Non pas pour fuir, mais surtout pour remporter « le marché » et gagner les quelques dirhams de la journée. Qu'il fasse froid, qu'il pleuve ou qu'il vente, les « hommes-mulets » sont prêts à se battre. Qu'il fasse chaud, ils sont également prêts à entendre crépiter le son de leurs gouttes de sueur sous le soleil accablant des solstices d'été. Pourquoi ce calvaire ? «On n'a pas le choix, pour continuer à lutter contre ce pêcher originel qu'est la mendicité. On ne peut pas lâcher ce boulot malgré toute l'ingratitude de cette activité », explique Ba Ahmed, un ex-docker du port de Casablanca. Midi. Ils se réunissent tous autour d'un petit plat : c'est le déjeuner. Les porteurs qui désirent partager le couvert cotisent et s'offrent ainsi une assiette d'oeufs, ou encore un bol bien consistant de féculents (lentilles, fèves, pois chiche…). Le soleil tapant de midi, n'empêche pas la bonne ambiance de s'installer ni le brouhaha des discussions s'imposer. Ils laissent libre-court à leurs rires et à leurs échanges tout en se léchant les babines. Les histoires fusent, les blagues se poursuivent et les défis se lancent. Le déjeuner était succulent, l'assemblée encore plus… En guise de dessert, quelques parties de cartes ponctuées de cris leur procurent le plus grand plaisir. La compétition se passe désormais entre l'as de cœur et la dame de pique, sans pour autant oublier le deux de trèfle. Le groupe compte maintenant plus d'éléments à son actif et les mauvais perdants se passent des savons entre eux. Tout cela, dans une atmosphère de joie et de gaieté. Pas pour longtemps … Une dizaine de minutes après, le supplice reprend. Après un repos bien mérité, une légère sieste à même le sol, ces porteurs d'un autre âge » rejoignent leurs carrioles laissées au soleil. Les conflits refont surface et la rivalité est maîtresse de la scène. Nos héros reprennent leurs courses folles et n'ont plus froid aux yeux. Plus rien ne compte, la journée touchera bientôt à sa fin et les familles attendent l'argent. C'est ainsi que cela se passe… « Ma vie, mon cri… » Hicham, un jeune au printemps de son âge, fêtait hier ses 24 ans. Une fête sans goût, une année de plus qui marquera davantage les malheurs d'un citoyen, si l'on se permet de le qualifier ainsi. Ce jeune garçon, fort d'apparence, a préféré suivre les pas de son défunt père, plutôt que d'agresser les gens et se retrouver derrière les barreaux, comme son frère aîné. « J'ai quitté l'école à 20 ans pour retrouver une famille plus pauvre que jamais. Je me suis laissé aller, j'ai volé, j'ai fait tout mon possible pour me procurer de la drogue. L'incarcération de mon grand frère m'a gravement secoué. Mon père est décédé suite à cet événement qui a bouleversé la famille. Dès lors, j'ai commencé à tirer les carrioles. J'ai arrêté la drogue, la cigarette aussi. Et je fais tout mon possible, pour remplacer le père et le frère aîné ». Mendier, un terme banni du langage du jeune homme. Humble, sans ressources, dépourvu du nécessaire, le cas de Hicham se répète souvent, mais cette fois-ci en d'autres circonstances. Said, un quadragénaire, responsable d'une famille nombreuse, issu d'un douar de Tiznit, a été contraint de quitter son nid douillet pour s'engager dans une vie plus hasardeuse. Il a quitté ses enfants, sa femme, ses parents, sa campagne pour se retrouver du jour au lendemain, dans un dilemme sans issue. « Nous sommes très pauvres. Je suis l'aîné, donc c'est moi qui prends la relève de mon père. Je n'admettrai jamais de tendre la main à qui que ce soit. Je suis un homme « rajl ou gad bi rassi ». Tant de paroles, tant de douleur, tant de peine, souvent en vain. Ces « hommes-mulets» n'arrivent même pas à subvenir à leurs besoins. Quant à ceux de leurs familles … Sourire aux lèvres, des lèvres très pincées à force de tirer, Mohamed, le plus âgé de tous, a accepté fièrement de se livrer. Mains dans les poches, démarche élégante malgré son âge, regard défiant, Mohamed relate l'histoire de sa vie sans amertume. Une vie qui a connu des hauts et des bas, et qui a bien laissé des traces. « Depuis 30 ans, le destin m'a joué bien des tours. Il m'a arraché tous les membres de ma famille dans un incendie. Mes parents, mon frère, ma femme, et mon petit enfant. Choqué par ce nouveau changement, je me suis laissé aller de ville en ville, de village en village. Cinq ans d'errance, m'ont appris pleins de choses. Et depuis 25 ans, je me suis installé à Casablanca. Vivant seul, je n'ai pas pu reformer une nouvelle famille. Cela peut paraître normal puisque je n'ai pas de famille à nourrir. Mais en tout cas «hamdoullah» ». Ainsi, Mohamed cachait bien sa peine derrière son sourire trompeur. A 60 ans, il est toujours seul, sans famille, sans enfants. Ses «collègues» de travail l'aident à oublier le passé. Le passé est dépassé certes, mais les plaies, elles, ne le seront jamais.