« Hommes-chevaux », une appellation qui dresse le portrait de la situation timorée d'une bonne catégorie de personnes. Des personnes qui se donnent la peine de survivre au tintamarre fatidique du caprice d'un destin malheureux que de s'humilier, s'abaisser, et rabaisser un visage qui manifeste un mécontentement suprême. Le noir irrité de ses traits présente une existence pâle, mélancolique. Ses rides enfoncées crient halte et vivent la naissance d'autres plus creuses. Que peut-on dire de leurs corps ? Maigreur extatique, silhouette fongiforme, mains enflées, jambes arquées, pieds prêts à être amputés. Malgré cela, ils continuent la lutte contre le pêcher originel contemporain : mendier. Derb OMAR, le théâtre qui met chaque jour en scène de sombres protagonistes, et dont le texte ne change jamais. Les pièces se succèdent, et les acteurs ne peuvent se remémorer le souvenir d'un vécu qui se répète à chaque fraction de seconde. Compter sur leurs épaules pour vivre, telle est l'équation. Est-ce évident de subvenir aux besoins quotidiens en tirant des carrioles dépassant des centaines de kilos ? Est-ce évident que le destin de ces familles dépende d'une équation pas toujours facile à résoudre ? Telle est la question. Qu'il fasse froid, les « hommes-chevaux » sont prêts à se lancer à la recherche de la chance, pas du chaud. Qu'il fasse chaud, ils sont également prêts à entendre crépiter le son de leurs gouttes de sueur sous le soleil accablant d'un solstice d'été. Toutes ces souffrances, tous ces sacrifices, pour finalement ne pas forcément assurer un revenu fixe pour sa famille. Travailler, se serrer les coudes, tirer les carrioles, sentir le rouge du sang monter, sentir les épaules dissociées du corps, avoir des jambes qui subissent le supplice charnel d'un enfer précoce ... Tout cela pour en fin de compte recevoir une petite poignée de sous. Se sentant départagée en voyant tous les devoirs qu'elle devait accomplir, elle se suffit de se lamenter sur son sort sinistre et de demander grâce au créateur tout puissant. Parfois, le destin se montre si railleur que l'on se croit dans un rêve cauchemardesque d'une existence sarcastique. Avoir quelques témoignages n'était pas si simple. Les « tire-carrioles » n'admettaient point de se prêter au jeu. On était contraint d'acheter les paroles d'un des leurs d'une somme modique pour nous certes (5 dh), mais bien plus importante pour lui. Hicham, un jeune au printemps de son âge, fêtait hier ses 24 ans. Une fête sans goût, une année de plus qui marquera davantage les malheurs d'un citoyen, si l'on se permet de le qualifier ainsi. Ce jeune garçon, fort d'apparence, a préféré suivre les pas de son défunt père que d'agresser et se retrouver derrière les barreaux comme son frère aîné. « J'ai quitté l'école à 20 ans pour retrouver une famille plus pauvre que jamais. Je me suis laissé aller, j'ai volé, j'ai fait tout mon possible pour me procurer de la drogue. L'incarcération de mon grand frère m'a gravement secoué. Mon père est décédé suite à cet événement qui a bouleversé la famille. Dès lors, j'ai commencé à tirer les carrioles. J'ai arrêté la drogue, la cigarette aussi. Et je fais tout mon possible pour remplacer le père et le frère aîné. J'essaie de subvenir aux besoins de ma mère qui souffre et de mes 3 frères. Je veux surtout être à la hauteur et réussir à sauver cette famille de la déchéance ». Voilà un exemple qui reflète la précarité concrète d'une existence, le moins que l'on puisse dire, instable. Hicham est l'exemple vivant de milliers de jeunes qui ont choisi le chemin d'une vie propre, même si les mauvaises conditions influençaient négativement leur bonne raison et leurs valeurs. La chaleur, le froid, la pluie, Hicham continue à croire à son défi et à procurer des reflets de sourire à ses tiens. Mendier, un terme qui fait sortir ses épines dès que l'occasion se présente. Humble, sans ressources, dépourvu du nécessaire, le cas de Hicham se répète souvent, mais cette fois-ci en d'autres circonstances. Said, un quadragénaire, responsable d'une famille nombreuse, issu d'un douar de Tiznit, a été contraint de quitter son nid, douillet certes, pour s'engager dans une vie plus mystérieuse. Il a quitté ses enfants, sa femme, ses parents, sa compagne pour se retrouver du jour au lendemain dans un dilemme sans issue. « On est très pauvres. Je suis l'aînée donc c'est moi qui prends la relève de mon père. Je supporte le travail, souffre pour avoir peut-être à la fin quelques sous. Je n'admettrai jamais de tendre la main à qui que ce soit. Je suis un homme « rajl w gad b rassi » ». Tant de paroles, tant de douleur, tant de peine, souvent en vain. Ces « hommes-chevaux » n'arrivent même pas à assouvir leurs besoins. Quant à leurs familles ... cela laisse à voir. Si l'on regarde analytiquement la situation, on reviendra toujours à la case départ : pauvreté, chômage, famine. Des étiquettes collées malheureusement à la plupart de cette caste sociale, et qui ne sont pas encore prêtes à être bannies. Ni repos, ni sommeil, les « tire-carrioles » éprouvent un plaisir immense à se rassembler entre 12h et 14h soit pour déjeuner (et quel déjeuner !), soit pour jouer aux cartes. Des occupations futiles pour d'autres, amusantes pour ces pauvres gens. Sourire aux lèvres, des lèvres très pincées à force de tirer, Mohamed, le plus âgé de tous, a accepté fièrement de discuter avec nous. Mains dans les poches, démarche posée malgré son âge, regard défiant, Mohamed nous relata l'histoire de sa vie. Une vie qui a connu des hauts et des bas, et qui a bien laissé des traces. « Depuis 30 ans, le destin m'a bien joué des tours. Il m'a arraché tous les membres de ma famille dans un incendie. Mes parents, mon frère, ma femme, et mon petit enfant. Choquée par ce nouveau changement, je me suis laissé aller de ville en ville, de village en village. 5 ans entrain d'errer m'a appris pleins de choses. Et depuis 25 ans, je me suis installé à Casablanca. Vivant seul, je n'ai pas pu reformer une nouvelle faille. Mon travail m'aide à subvenir à mes besoins personnels. Cela peut paraître normal puisque je n'ai pas de famille à nourrir. Mais en tout cas « hamdoullah » ». Ainsi, Mohamed cachait bien sa peine derrière son sourire trompeur. A 60 ans, il est toujours seul, sans famille, sans enfants. Ses « collègues » de travail l'aident à oublier le passé. Le passé est dépassé certes, mais les plaies, elles, ne le seront jamais. Aussi, la pauvreté continue-t-elle à faire des ravages, à presser des plaies, à enfoncer des lames. Elle ne peut se suffire d'épier la précarité de la situation et l'humilité des conditions. A hue et à dia, y a-t-il une métaphore plus écrasante ? Y a-t-il une expression plus corsée ? Et dire que jamais l'humanité n'a connu autant de progrès ... sachant qu'on est au XXIème siècle ... Autant de progrès, autant d'évolution, pour en fin de compte avoir encore des « hommes-chevaux ». Le destin de centaines de familles dépend d'une carriole. Une pauvre carriole qui manipule toute une vie. Et dire que la vie est belle ... Est-ce évident de travailler toute une journée pour un revenu non assuré ? Est-ce normal de voir s'étaler quotidiennement la faim sans pouvoir protester contre ces injustices ? Les questions se posent, et la réalité amèrement authentique s'impose.