Entretien avec Hatim Benjelloun, directeur associé du cabinet Public Affairs & Services (PASS) A chaque publication du Projet de Loi de Finances, les groupements s'activent pour défendre leurs intérêts, le plus souvent dans l'improvisation. Le métier de lobbyiste au Maroc est encore loin des standards en termes de pratiques et de méthodes. Les pratiques observées s'apparentent davantage à de la gestion de crise.
Propos recueillis par A.E et C.A
Finances News Hebdo : La période de discussion autour du Projet de Loi de Finances est une période de lobbying par excellence. Que pouvez-vous nous dire à ce propos ? Hatim Benjelloun : Effectivement, c'est une période de lobbying par excellence. Cela dit, nous demeurons encore loin des standards en termes de pratiques et de méthodes. Les entreprises marocaines sont peu organisées, voire pas du tout dans leurs démarches de lobbying. En ajoutant l'absence de «mindset» orienté affaires publiques, nous sommes en réalité beaucoup plus dans une logique de gestion/communication de crise que de lobbying à proprement parler. Dans les faits, les organisations privées sont souvent prises au dépourvu, et finissent par se plaindre de ne pas avoir été suffisamment consultées, en amont. Or, la machine étatique a son propre rythme, ses us et coutumes et ses propres conditions de mise en œuvre de la Loi de Finances. Si, aujourd'hui, un secteur n'est pas suffisamment pro-actif, actif et organisé, soit à travers une fédération et/ou une association professionnelle fortes et crédibles, il sera très difficile et éprouvant de défendre ses intérêts à la veille de la Loi de Finances.
F.N.H. : Justement, qu'en est-il des associations professionnelles et des fédérations ? Sont-elles aujourd'hui conscientes de l'importance de mettre en place une stratégie de lobbying méthodique et organisée ? H. B. : Il existe malheureusement de nombreux secteurs peu organisés, baignés dans un quotidien amorphe. Les dirigeants d'entreprise ne disposant que de très peu de temps pour s'investir dans leur association, on se retrouve souvent face à des coquilles vides qui n'apparaissent que lorsqu'une crise survient. Les fédérations, quant à elles, sont souvent traversées par de nombreux et multiples intérêts contradictoires, parfois politisés. Ajoutez à cela le manque de moyens financiers et humains et un brin d'inconscience, on se retrouve avec des secteurs structurellement en difficulté, sans aucune capacité de fédérer et de mobiliser les pouvoirs publics. Au final, dès la publication du PLF, ces secteurs se mettent en posture de «groupes de pression», agissent dans l'urgence. Sauf que dans la majorité des cas, il est souvent trop tard. Certains groupements, bien évidemment, par l'importance et par le poids de leur secteur, arrivent à faire basculer un certain nombre de décisions. Mais la grande majorité des autres secteurs, menacés d'année en année, ne prend pas le temps de préparer en amont les Lois de Finances. D'un autre côté, le PLF ne doit pas être l'élément déclencheur pour faire du lobbying. Au-delà de cette loi budgétaire, qui n'est qu'une mesure ponctuelle et conjoncturelle, il y a tout un arsenal de lois obsolètes et très anciennes qui réglementent des secteurs, et c'est précisément là où il faut réagir, pour les faire évoluer. Une Loi de Finances n'est finalement qu'une question d'impôt et de fiscalité.
F.N.H. : Que préconisez-vous aux différents opérateurs et secteurs pour faire aboutir leurs doléances et défendre efficacement leurs intérêts ? H. B. : D'abord, changer de posture psychologique : les égos des uns et des autres freinent beaucoup de secteurs. Certaines activités ne sont pas représentées par des entreprises, mais par des personnalités. Toujours sur le plan psychologique, il est essentiel de se départir de l'illusion de maîtriser son environnement. Certains pensent que leur simple proximité avec quelques décideurs peut les protéger. C'est une ère révolue. Les sphères décisionnelles sont très mouvantes, hétéroclites, complexes, voire interchangeables. Et c'est là où les entreprises devraient adopter des méthodes de veille permanentes et créer des passerelles d'échanges régulières avec l'administration, et non pas seulement avec certaines personnes de l'administration. Le lobbying est un travail de longue haleine, qui dispose de ses instruments et ses méthodes. Construire un plaidoyer, le communiquer de manière adaptée aux bons décideurs et dans un format adapté est un préalable que peu de secteurs arrivent à déployer. Comme je l'ai indiqué précédemment, les pratiques observées au Maroc s'apparentent plus à de la gestion de crise et de la pression négative. Il ne faut pas non plus oublier que le lobbying ne consiste pas en une négociation de la loi avec l'Etat, comme le pensent la plupart. La loi est souveraine. Elle est votée par le peuple. Les règles du lobbying indiquent qu'une loi peut être discutée et enrichie, mais jamais négociée ou imposée.
F.N.H. : Quels sont les acteurs ou les secteurs qui ont recours au lobbying au Maroc ? H. B. : Je vois trois grandes catégories. Il en existe une quatrième, c'est l'Etat, qui pratique le lobbying à l'international et dans certains cas, entre ses propres composantes et administrations. Mais laissons ce cas de côté. En premier lieu, on retrouve les secteurs matures, structurés, avec des standards affaires publiques, prouvés et éprouvés. Ce sont généralement des multinationales et certaines grandes entreprises marocaines. Ce sont des organisations qui manient le lobbying avec une vision claire, des objectifs précis et des moyens adaptés. Ils disposent aussi de règles d'éthique, de «compliance», indispensables dans le métier des affaires publiques. Ce type de clients est une aubaine pour un cabinet comme le mien : cela nous permet d'obtenir des résultats et de pratiquer notre métier de manière professionnelle et méthodique. Ensuite, il existe les «jeunes pousses». Ce sont des associations professionnelles qui prennent à peine conscience de l'importance du métier des affaires publiques. Elles souhaitent alors mieux s'organiser et mettre en place une approche professionnelle et professionnalisante. Dans ce cas, nous démarrons d'une feuille blanche. Nous sommes amenés à poser les fondamentaux, à les accompagner dans la structuration de leur association, travailler sur leurs outils de communication, sur leur capital immatériel (chiffres du secteur, historique, perspectives, etc.). Notre rôle est de crédibiliser, repositionner et prioriser le secteur en question dans son environnement. Nous créons les conditions préalables à toute discussion ou échange avec les décideurs. Puis, viennent les acteurs les moins organisés que j'ai cités plus haut. Ils agissent en permanence en situation de crise et ne réagissent qu'en présence de menaces. Certains les appellent «les professionnels de la plainte», moi je préfère les nommer «les pompiers pyromanes». Par inconscience, par ignorance ou par négligence, ces acteurs créent eux-mêmes les conditions de leurs échecs. D'ailleurs, les autorités rejettent de plus en plus ces acteurs. Certes, dans une démarche de lobbying, on peut présenter des doléances, mais il existe des méthodes idoines, sur le fond et sur la forme. Le chantage, la pression systématisée et anarchique ne fonctionnent que très rarement. Personnellement, je dis souvent à mes clients : si vous voulez obtenir quelque chose, demandez autre chose. Autrement dit, il s'agit de trouver le bon angle d'approche : se positionner sur des sujets d'intérêt général, qui intéressent les décideurs publics et qui peuvent répondre directement ou indirectement à vos doléances. Il est nécessaire de préparer des scénarii, avec une analyse d'impact, de la prospective, une analyse du risque pour le secteur, l'Etat, le consommateur, etc.
F.N.H. : Parlons un peu de l'offre. Avons-nous affaire à des cabinets marocains structurés comme le vôtre, ou à des personnes morales ou physiques qui n'ont aucune structure ? H. B. : On retrouve deux types de «lobbyistes» : d'une part, des cabinets structurés, organisés et spécialisés dans le domaine, comme le nôtre. Nous sommes les pionniers dans le domaine depuis 2002 et sommes davantage un cabinet de conseil en affaires publiques plutôt que des lobbyistes. D'ailleurs, personne ne peut prétendre prendre cette casquette tant que notre profession n'est pas réglementée, nous procurant un statut à part entière. Contrairement à ce qui existe en Europe par exemple, où c'est un métier référencé, accrédité par l'Etat. Nous sommes encore loin de ce stade. Une autre problématique touche notre métier. Les rares cabinets ou les grandes agences de communication qui offrent ce service, l'assimilent, inconsciemment, à l'écosystème «Communication et relations publiques». Je trouve cela regrettable. Je pense que cela brade le métier au niveau qualitatif, mais aussi sur le plan business. Les entreprises clientes lient automatiquement les affaires publiques au budget com' et n'en consacrent qu'une partie minime. Malgré quelques enchevêtrements et quelques passerelles communes, pour moi, le lobbying et la communication sont deux métiers distincts, que ce soit en termes d'outils, de méthode ou encore de qualifications. Pour le développement de notre profession, il est indispensable que les entreprises allouent un budget exclusif aux affaires publiques. Chez les Anglo-saxons, le lobbying n'appartient pas à la sphère de la communication, mais fait plutôt partie de l'écosystème des avocats. Le deuxième type de lobbyistes, je les appelle «les passe-murailles». Ce sont des personnes qui commercialisent leur répertoire téléphonique et leur carnet d'adresses. Seules, sans équipes ni qualifications, elles offrent une prestation aux résultats très difficiles à prouver. Faire de la mise en relation ou prendre des rendez-vous avec des décideurs n'est en aucun cas un gage de succès.
F.N.H. : Pouvez-vous citer vos principaux résultats, c'est-à-dire les actions que vous avez menées depuis la création de votre cabinet ? H. B. : En 17 années, nous avons développé un portefeuille considérable, qui nous a permis de travailler sur des missions importantes, pour certaines sensibles ou stratégiques. Subventions du sucre, barrières douanières pour certains secteurs, clauses de sauvegarde pour certaines industries, normalisation de certaines activités, autorisations administratives, etc. Le nombre de problématiques est tout aussi varié que le nombre de secteurs que nous avons accompagnés. Contrairement à ce que pense la majorité, le lobbying n'est pas l'affaire uniquement des industries du tabac ou de l'alcool. D'ailleurs, il est logique et naturel que ces secteurs soient les plus avancés en la matière. Ce sont des secteurs, structurellement, mis en défaut par l'Etat, de par la nature de leurs activités. Avec le temps, elles ont appris à se créer des mécanismes bien maîtrisés de défense et d'attaque pour préserver leurs intérêts.
F.N.H. : Quel profil doit-on avoir pour être lobbyiste ? H. B. : C'est l'un des principaux problèmes auquel est confronté le métier. Il est très difficile pour nous de trouver des profils adéquats. Il faut avoir de grandes capacités de lecture, de synthèse et de rédaction, avec une propension à l'analyse fine et pertinente. En plus d'une curiosité intellectuelle sans limites, le consultant en affaires publiques doit également avoir une connaissance très fine des rouages institutionnels, législatifs et réglementaires du pays. Ces profils demeurent encore très rares dans notre pays. Certains universitaires, disposant de qualités dans la recherche et la rédaction, demeurent malheureusement très inadaptés au monde de l'entreprise. Je préfère aujourd'hui chercher des profils à l'international. Beaucoup de Marocains ou de Français d'origine marocaine aspirent à rentrer au pays. Je passe mon temps à chercher la petite pépite. ◆
Encadré : Bio Express Hatim Benjelloun jouit d'une expérience de plus de 15 ans dans les métiers de l'intelligence économique et du lobbying, en France et au Maroc. Diplômé en Sciences Politiques à Bordeaux et spécialisé en Sécurité globale, intelligence et communication stratégique, il dirige PASS (Public Affairs & Services), premier cabinet conseil en affaires publiques et communication institutionnelle au Maroc. Créé en 2002, PASS accompagne les grandes entreprises marocaines, les multinationales et de nombreux secteurs organisés dans la promotion et la défense de leurs intérêts économiques. Il capitalise sur un portefeuille sectoriel très varié, avec de nombreuses missions de conseil dans les secteurs de l'énergie, de l'agroalimentaire, du digital, de l'industrie et de la santé. Il est également membre du comité d'experts de l'Ecole de Guerre Economique à Rabat. Hatim Benjelloun a également une solide expérience dans le conseil et l'accompagnement de personnalités politiques dans leur communication politique et la gestion de leur image.