Deux journalistes français, Christophe Deloire et Christophe Dubois ont publié, chez Albin Michel, un livre intitulé «Les islamistes sont déjà là» et qu'ils présentent comme «une enquête sur une guerre secrète». L'ouvrage vaut la peine d'être lu ne serait-ce que pour les notes des «services» qui semblent avoir fortement «inspiré» les deux co-auteurs. Nous en publions les bonnes feuilles, chapitre par chapitre. La justice fouille le mystère de Tibéhirine Palais de justice de Paris, février 2004 Ce responsable de services de renseignement pâlit, baisse la tête et sourit : «Pas de commentaire.» Un ancien membre de la DGSE, récemment retourné à la vie civile, soupire : «Ce dossier ne peut attirer que des ennuis.» Un ancien patron de la DST refrette : «La vérité, c'est que nous n'avons rien fait.» Un haut gradé militaire demande : «Àqui cette affaire a-t-elle profité?» l'événement suscitant autant d'embarras et de messages cryptés remonte à la nuit du 26 au 27 mars 1996. Il n'est plus question d'intrigues parisiennes. Là, on est au cœur d'un drame jamais éclairci. En Algérie, près de Médéa, à Tibéhirine, sept moines trappistes sont enlevés dans leur monastère. Le Groupe islamique armé revendique ce rapt. Un mois après, le mouvement annonce que ces Français ont été égorgés. Pendant des années, aucune enquête officielle n'est menée. Huit ans plus tard, les familles des moines brisent la loi du silence et déposent une plainte à Paris pour «enlèvement, séquestration et assassinat». Ouverte en février 2004, une information judiciaire est confiée au juge Jean-Louis Bruguière. Cette procédure risque d'ébranler l'appareil d'État. Depuis 1934, les moines de la communauté Notre-Dame-de-l'Atlas vivaient en Algérie une existence paisible, faite de méditation et de solidarité. Ils ont traversé sans difficulté la guerre d'indépendance. Sur cinq hectares, les frères font fonctionner une coopérative avec les habitants de la région. Pour preuve de leur intégration, ils mettent à disposition un terrain pour une mosquée. Au moment de l'interruption du processus électoral en 1992, ils ne prennent parti ni pour les islamistes ni pour les militaires. Fin octobre 1993, trois agents consulaires français sont enlevés à Alger, puis relâchés, «après de rocambolesques affontement avec les forces armées1». Le GIA ordonne aux étrangers de quitter l'Algérie. Dans le pays, plusieurs religieux sont exécutés. Mais les moines décident de rester et refusent toute protection armée. Le 27 mars 1996, à 1h45 du matin, une vintaigne d'hommes armés enlèvent les sept religieux. De prime abord, plusieurs éléments sont troublants. La région de Médéa est l'une des plus sécurisées en Algérie. Comment un commando a-t-il pu se déplacer sans éveiller l'attention des services de sécurité? Deux moines, qui ont échappé à l'enlèvement, donnent l'alerte le matin même à la gendarmerie de Médéa. La plainte des familles mentionne : «Le commandant de la gendarmerie n'a manifesté ni surprise ni émotion à l'écoute de leur récit. De toute la journée, on ne vit aucun movement de troupe dans la région.» Que fait la France? Officiellement, elle refuse de négocier avec les terroristes. Mais des intermédiaires sont activés. Le 30 mars, le procureur général de l'ordre cistercien, le père Armand Veilleux, se rend à Alger. Le 10 avril, l'ecclésiastique a une longue discussion avec l'ambassadeur de France, Michel Lévesque. Le diplomate est d'abord peu bavard, puis se résout à livrer quelques informations. Il raconte que l'ambassade s'attend à recevoir dans les prochains jours une lettre du responsable de l'enlèvement. L'ambassadeur assure que les ravisseurs «travaillent pour le compte de quelqu'un». La situation est dans de bonnes mains : la France a envoyé le général Philippe Rondot. Cet ancien membre de la DGSE, passé à la DST, entend faire valoir les bonnes relations qu'il entretient avec les responsables de la DRS, l'ancienne Sécurité militaire algérienne. Le 30 avril, la prédiction de l'ambassadeur se révèle exacte. Un émissaire, du nom d'Abdullah, se glisse dans la file des demandeurs de visas. Il vient remettre une cassette audio à l'ambassade de France à Alger. Un cadre de la DGSE en poste à Alger le reçoit aussitôt. L'agent secret, qui travaille sous couverture, procède à l'écoute. Le document prouve que les moines étaient encore vivants le 20 avril. Selon l'émissaire, l'enregistrement aurait été remis à l'émir du GIA, Djamel Zitouni. Sur ordre de sa hiérarchie, l'officier de la DGSE remet à l'intérmédiaire un «accusé de réception» à en tête de l'ambassade pour prouver que la cassette lui a bien été remise! L'agent secret donne aussi à son interlocuteur un numéro de téléphone en France. Une ligne est débloquée en urgence à Paris. Au bout du fil, un arabophone capable de discuter avec un des ravisseurs. L'objectif est clair : garder le contact avec les preneurs d'otages. Au même moment, Jacques Chirac déclare : «Nous ne négocions pas.» L'initiative de la DGSE agace au plus haut point le ministère des Affaires étrangères de l'Élysée. Mais aussi les services algériens, mécontents de se sentir doublés par un service français. Finalement, le téléphone de la DGSE ne sonnera jamais. Mais d'autres intermédiaires s'activent dans l'ombre. L'âme damnée de Pasqua, Jean-Charles Marchiani, tente à son tour, pour la bonne cause, d'actionner ses réseaux pour approcher les preneurs d'otages. Mais il se fait finalement débarquer sur ordre du Quai d'Orsay. Une véritable cacophonie, où chacun joue sa parition! Le dossier est pourtant déjà assez complexe. Un ancien émir du GIA, Ali Benhadjar, révèle le rôle trouble joué par les services secrets. Cité par la plainte, ce dernier soutient qu'en mars 1996 l'émir Zitouni lui a demandé d'enlever les moines. Benhadjar certifie avoir refusé. La mission aurait alors été confiée à d'autres groupuscules islamistes. Zitouni est soupçonné d'avoir été «retourné» par les services secrets algériens pour éliminer les islamistes non inféodés à la DRS. Un ancien cadre de la DRS, Abdelkader Tigha, assure que l'enlèvement des moines aurait été organisé directement par son service. L'idée étant d'organiser une libération avec tambours et trompettes, à la gloire de la DRS. Sauf que, dans cette hypothèse, le scénario prévu a tourné court. Un mois après l'enlèvement, le communiqué numéro 43 du GIA, portant la signature de Djamel Zitouni, évoque les tractations secrètes avec les services français : «Dans un premier temps, ils se sont montrés bien disposés (…). Quelques jours après, le président français et son ministre des Affaires étrangères ont déclaré qu'ils ne négociaient pas avec le GIA. Ils ont interrompu de ce fait ce qu'ils avaient entamé. Nous avons de notre côté tranché la gorge des sept moines conformément à ce que nous avions promis de faire. Qu'Allah soit loué!» Zitouni est-il le véritable rédacteur de ce communiqué? A-t-il été débordé par un groupe concurrent? Les services algériens ont-ils été dépassés par ceux qu'ils pensaient manipuler? Le 26 mai, le glas sonne dans toutes les églises de France. Les proches des moines pleurent des cercueils de deux mètres de long que les cadets peinent à porter. À l'intérieur, il n'y a que les têtes des religieux, dont les corps n'ont jamais été retrouvés. Huit années passent. En décembre 2003, les familles des moines déposent plainte. Pourquoi avoir attendu aussi longtemps? L'avocat des familles, Patrick Baudoin, invoque une raison de prudence : «Nous n'avions pas d'éléments suffisants pour agir. Aujourd'hui, nous disposons de nouveaux témoignages, qui remettent en cause la version officielle.» La plainte déposée à Paris conclut : «L'honneur de la France est en cause, puisque les services secrets français ont été impliqués dans une négociation qui a fait long feu.» La vérité a-t-elle une chance d'éclater? Un ancien responsable des services de renseignement se souvient de la devise enseignée aux spécialistes du contre-espionnage: «Garde le silence, le silence te gardera.» 1- «Le Groupe islamique armé», DST, 1997.