Tournant décisif dans la transition en Tunisie Après le succès de la mobilisation du 6 août 2013, malgré les pressions exercées sur les compagnies de transport pour empêcher le déplacement des manifestants de l'intérieur de rejoindre la capitale, Ennahda a perdu la bataille de la rue accentuant, par son aveuglement, l'isolement de la Troïka au pouvoir depuis les élections du 3 octobre 2011. Peu importe le chiffre (40 000 selon le Ministère de l'Intérieur, 150 000 milles selon le Monde et France 24, 467 000 milles selon des sources citant CNN et le Pantagone, etc.), il est difficile pour Ennahda et ses alliés de continuer la politique de déni dans laquelle ils se sont enfermés jusqu'ici. La mobilisation et la résistance pacifiques ont ainsi coupé l'herbe sous les pieds des islamistes qui voulaient reproduire en Tunisie le scenario égyptien et apparaître comme la victime d'un coup d'Etat contre une légitimité démocratique qu'elle a elle-même trahie, avec l'aide de ses alliés, en revenant sur tous les engagements pris avant et après les élections constitutionnelles, et en ne respectant ni le mandat ni les délais prévus par la loi électorale. En annonçant, deux heures avant le démarrage de la manifestation, la suspension sine die des travaux de l'ANC, son président, Mustapha Ben Jaafar, a ouvert une brèche dans l'alliance que son parti avait scellée avec Ennahda et le CPR aux dépens des objectifs de la révolution et de son inspiration démocratique. Plus que jamais, l'union qui s'est concrétisée par la création du Front de Salut National, et qui a montré son efficacité à travers les succès qu'elle a remportés en infligeant à Ennahda une première défaite, doit être maintenue, confirmée et renforcée dans la réalisation des objectifs de ce front. Il faut mettre de côté les querelles de chefs et de partis, toutes les divergences secondaires par rapport aux exigences de la réalisation des objectifs qui ont été à la base de la mobilisation : - la mise en place, très rapidement, d'un gouvernement de compétences nationales qui aura pour tâche de gérer les affaires courantes, de répondre aux urgences sociales et économiques, d'assurer la sécurité nécessaire à l'organisation dans les meilleures conditions des élections indispensables à la réussite de la transition démocratique, selon une feuille de route conforme à ce qui a été défini lors des différentes étapes du dialogue national, et dont les membres ne pourront pas se présenter aux échéances électorales, - la désignation d'une commission d'experts pour parachever la rédaction de la constitution en éliminant tout ce qui contrevient au caractère civil et démocratique de l'Etat, en garantissant le respect des libertés et des droits fondamentaux de l'être humain tels que définis dans les textes internationaux et l'élimination de toutes les formes de discriminations entre les citoyen(ne)s (particulièrement entre femmes et hommes, croyants et incroyants), - l'adoption rapide des lois concernant l'organisation des prochaines élections et l'installation de l'instance indépendante qui aura à les préparer, superviser et organiser, - la dissolution des ligues dites de protection de la révolution (LPR) et de toutes les milices et organisations impliquées dans la violence politique et les poursuites contre les auteurs de cette violence et des assassinats qui en ont résulté, - la révision des nominations partisanes de façon à garantir la neutralité de l'administration ainsi que celle des cultes et de tous les services publics. Pour atteindre ces objectifs, la vigilance et l'unité sont impératives. La Troïka se fissure, les réactions des dirigeants d'Ennahda sont divergentes : Peut-être est-ce le début de la division consécutive à l'échec ; mais c'est peut être aussi une stratégie de communication, dans la droite ligne des méthodes chères à ce mouvement, pour sonder l'unité des démocrates et limiter les dégâts. Puis, si le monstre est sérieusement blessé, il est loin d'être mort. Il faut s'attendre à toutes sortes de manœuvres et de réactions de la part d'un gouvernement et d'un parti qui cherchent à gagner du temps et qui ont d'importantes ressources pour rebondir. Tant qu'un nouveau gouvernement n'est pas en place et tant que les instances qui auront à mener la transition démocratique ne sont pas opérationnelles, il faut maintenir la pression et renforcer l'unité du front de salut. Parallèlement au travail du gouvernement et des instances qui ont à prendre en charge la réalisation de ces objectifs, les forces démocratiques doivent se préparer dans l'unité aux prochaines échéances électorales en affinant et explicitant leurs programmes, en mettant en place des structures unitaires et des listes électorales, sinon communes, du moins prêtes à établir des alliances capables de contribuer à l'édification d'un système démocratique. Cela exige des sacrifices et des concessions de la part de toutes les composantes. Tout le monde doit soumettre les ambitions personnelles et les intérêts partisans aux exigences de la transition démocratique et aux intérêts du pays. Le temps n'est plus aux susceptibilités personnelles, aux règlements de compte, aux coups bas, au critiques sournoises et aux petits calculs ; sinon le risque est grand de perdre les fragiles bénéfices des prémisses d'une victoire remportée grâce à une unité qui n'en est qu'à ses débuts. * Professeur de science politique à l'Université Lyon2 en délégation à l'IRMC à Tunis