Pendant des années, ils ont été emprisonnés ou ont dû s'exiler. Ils étaient exclus de la vie politique tunisienne et n'ont joué aucun rôle visible dans la Révolution de Jasmin. Mais à la faveur du multipartisme, les islamistes modérés de Tunisie pourraient attirer davantage de partisans que ce que veulent bien admettre leurs rivaux laïcs. En outre, la chute de l'Etat policier de Zine ben Ali pourrait laisser la porte ouverte à l'infiltration d'extrémistes d'Algérie, où la guerre entre les autorités et les islamistes a fait 200.000 morts dans les deux dernières décennies. "Le mouvement islamiste sous Ben Ali a été le plus opprimé de tous les mouvements d'opposition. Ses partisans sont aussi beaucoup plus nombreux que ceux de l'opposition laïque", affirme Salah Jourchi, expert tunisien des mouvements islamistes. La laïcité s'est imposée de longue date à la Tunisie. Habib Bourguiba, le père de l'indépendance à laquelle le pays a accédé en 1956, considérait l'islam comme une menace pour l'Etat. En 1987, lorsque Ben Ali a mis à l'écart le vieux dirigeant, il a brièvement libéré les islamistes de prison et les a autorisés à se présenter aux élections de 1989. Les résultats l'ont surpris et inquiété. Ennahda (Renaissance), principal mouvement islamiste de Tunisie, a officiellement remporté 17% des suffrages, venant immédiatement derrière le parti au pouvoir. Selon Jourchi, il y a eu de nombreuses fraudes électorales et le véritable résultat serait plus proche de 30 à 35%. A comparer avec le total de 3% pour l'ensemble des partis laïcs d'opposition participant au scrutin. RETOUR D'ENNAHDA Ben Ali a modifié sa politique, interdit Ennahda, emprisonné ses partisans et réprimé quiconque manifestait des tendances à l'islamisme. Le cheikh Rachid Ghannouchi, dirigeant d'Ennahda, est parti en exil à Londres la même année. Ghannouchi, qui a fait part de son intention de revenir en Tunisie après le départ de Ben Ali, n'a pas encore fixé de date pour son retour. Mais maintenant que le gouvernement provisoire a décidé l'adoption d'une loi d'amnistie qui a pour effet d'autoriser les partis interdits et de libérer les prisonniers politiques, Ghannouchi peut revenir à tout moment. Houcine Jaziri, porte-parole d'Ennahda en exil à Paris, a déclaré que le mouvement participerait aux élections législatives qui devraient se tenir d'ici six mois mais qu'il ne présenterait pas de candidat à la présidence. "Nous sommes un parti qui ne souhaite pas gouverner le pays mais qui veut participer aux côtés de tous les autres groupes et le faire de manière responsable", a-t-il dit à Reuters. "Toute exclusion d'Ennahda constituerait un retour à l'ancien régime et ce serait impossible dans la situation actuelle (...) quelles que soient les pressions intérieures ou extérieures." En dépit de la répression dont il a fait l'objet, Ennahda est considéré comme un mouvement modéré et pourrait s'attirer un large soutien. Ghannouchi enseigne que l'islam est compatible avec la démocratie. Ayant vécu à Londres pendant plus de vingt ans, il prône aussi un dialogue avec l'Occident. "NOUS SOMMES UNIS" Les fidèles fréquentant la mosquée Al Qods de Tunis tenaient vendredi des propos allant dans ce sens. Beaucoup se disaient islamistes mais ils portaient des vêtements occidentaux, parlaient français et n'arboraient pas de barbe. "La Tunisie est un petit pays mais il y a de la place pour tout le monde et pour les idées de tous. Ils pensaient qu'il y aurait le chaos en Tunisie, mais nous sommes unis. Nous n'avons pas de chiites, de chrétiens, de juifs. Nous sommes tous sunnites et cela nous unit", expliquait un fidèle, Rida Harrathi. "Bien sûr Ennahda jouera un grand rôle aux élections. Il émane du peuple. Il n'est pas venu de l'extérieur, d'une autre planète." Sous Ben Ali, des témoins rapportent que la police interpellait les femmes portant le voile islamique, qu'elle le leur arrachait et leur faisait promettre par écrit de ne plus le porter. Les hommes arborant de longues barbes subissaient un sort similaire. Loutfiya, une employée d'hôtel explique que, si la loi est amendée, elle portera le foulard. "Si vous portez le hijab, cela ne signifie pas que vous répandiez le chaos ou le terrorisme", justifie-t-elle. Mais de nombreuses personnes redoutent qu'avec la levée des interdictions, les idées extrémistes circulent aussi ouvertement et largement que les idées laïques. En 2002, Al Qaïda a revendiqué un attentat contre une synagogue de Tunisie qui a fait 21 morts, dont 14 touristes allemands. En 2006-2007, les forces de sécurité ont arrêté des hommes accusés d'être des salafistes, partisans d'une stricte interprétation de l'islam. Jourchi dit s'attendre à ce que la voix des salafistes soit dominée dans les prochains mois par les clameurs soulevées par la libre expression, et pour lui, la voix plus modérée d'Ennahda devrait attirer davantage d'adhérents. (Reuters)