Après un mois d'émeutes sanglantes, la «Révolution du jasmin» a abouti, vendredi, en Tunisie. Départ forcé de Zine El Abidine Ben Ali après 23 ans de pouvoir, court moment d'«étourderie» et, très vite, les rênes du pays ont changé de mains. Le Conseil constitutionnel tunisien a désigné, conformément à l'article 57 de la Constitution, le président de la Chambre des représentants, Fouad Mebazaa, pour occuper à titre provisoire les fonctions de chef de l'Etat dans l'attente d'une élection présidentielle à organiser dans un délai de deux mois. Fouad Mebazaa a succédé à Mohamed Ghannouchi, porté à la tête du pays vendredi dans la précipitation provoquée par la fuite de Zine El Abidine Ben Ali. L'ancien dirigeant tunisien est parti en exil en Arabie saoudite, chassé du pouvoir par un mois de contestation sociale et politique dans la rue. Plusieurs dizaines de personnes sont mortes depuis le début de ce mouvement de protestation. Quelle opposition pourra intégrer le futur gouvernement ? Premier ministre de Ben Ali depuis 1999, Mohamed Ghannouchi a été chargé par le nouveau président par intérim de former un gouvernement d'unité nationale. Il a déjà entamé des consultations avec des opposants à Ben Ali et il les poursuivait hier dimanche. Fouad Mebazaa, ministre sous Bourguiba et membre de l'aristocratie tunisienne, a annoncé rencontrer le 15 janvier plusieurs partis d'opposition afin de plancher sur la création de ce gouvernement d'union nationale. Tout en se réjouissant de ce retour à la «normalité constitutionnelle», Taoufik Djebali, universitaire tunisien, remarque que tous les partis d'opposition n'ont pas été invités à la table de Mebazaa: «Seuls les cinq partis d'opposition de façade, en fait très proches du pouvoir, ont été sollicités. Deux partis réellement hostiles au pouvoir, le Parti démocratique progressiste (PDP) et le Forum démocratique pour le travail et les libertés, ont été contactés». Le Parti communiste des ouvriers tunisiens (PCOT), le Congrès pour la République et Ennahda, parti islamiste d'opposition, non-autorisés en Tunisie, n'ont eux pas encore été approchés. «Trop tôt pour évoquer une réelle transition démocratique» Moncef Marzouki, président du Congrès pour la République et réfugié en France, regrette de ne pas avoir été contacté par Mebazaa. Déterminé, il s'apprête malgré tout à rentrer en Tunisie le 18 janvier, «sans attendre l'autorisation de personne». Lorsque, joint par Rue89, il évoquait, samedi, la transition politique, le leader reste cependant prudent: «Il reste à savoir si le code électoral va être modifié ou non. Les lois actuelles empêchent tout opposant au parti unique à se présenter. Par exemple, il faut avoir le soutien de trente députés pour pouvoir être candidat, sauf que pour le moment ils sont tous partisans du Rassemblement constitutionnel démocratique [RCD de Ben Ali, ndlr]». Vincent Geisser, chercheur à l'Institut de recherche et d'études sur le monde arabe et musulman (Iremam) et spécialiste du Maghreb, partage cette retenue: «Il est encore un peu trop tôt pour évoquer une réelle transition démocratique. Il faut voir dans les trois ou quatre prochaines semaines si le processus démocratique annoncé est réellement mis en uvre, qui sera autorisé à se présenter». La dernière déclaration de Mohamed Ghannouchi invite plutôt à l'optimisme. Il a affirmé que «tous les Tunisiens sans exception ni exclusion doivent être associés au processus politique». Une alliance entre partis d'opposition en exil ? Déterminés à combattre ensemble le pouvoir et les règles que Ben Ali a imposées depuis vingt-trois ans, les partis d'opposition en exil souhaitent agir main dans la main. Moncef Marzouki confirme: «Nous sommes en contact avec le PCOT et Ennahada, mais pour l'instant nous ne parlons pas de candidature commune lors des prochaines élections. Il faut y aller étape par étape, d'abord liquider la dictature, modifier le code électoral. Si la démocratie est réellement instaurée, il y aura un vrai pluralisme». A Paris, lors de la manifestation de vendredi, un responsable d'Ennahda affirmait également la détermination de l'organisation à participer à la création d'un gouvernement d'union nationale dont le parti unique, le RCD, ne ferait pas partie. Rached Ghannouchi, leader d'Ennahda, a en outre reconnu que des responsables proches du parti ont négocié des accords avec des partis laïques comme le PCOT, et le Parti démocratique progressiste. Selon France Info, l'opposant, en exil en Grande-Bretagne, prépare son retour en Tunisie. Ensemble, les trois partis réfléchissent à une série de propositions pour le pays, après vingt-trois ans d'autoritarisme. Moncef Marzouki: «Nous sommes en train de travailler sur un texte dans lequel nos projets pour le pays, en matière de démocratie ou de droit des femmes par exemple, seraient formulés». La Tunisie entre pillages et ordre nouveau Au volet de la situation sécuritaire sur le terrain, les nouveaux dirigeants tunisiens, confrontés aux pillages et aux violences, tentaient samedi et dimanche de reprendre le contrôle de la situation en Tunisie au bord du chaos après la fuite de l'ancien président. Dans Tunis et sa banlieue, où plusieurs quartiers avaient été soumis vendredi soir à la loi des pilleurs, souvent identifiés par plusieurs témoins comme étant des partisans et des policiers du régime de Ben Ali, des habitants se sont s'organisés en comités de défense. Le principal syndicat du pays, l'Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) a appelé samedi soir sur la télévision nationale à la formation de comités de vigiles «pour que les gens puissent se défendre eux-mêmes». Les Tunisois ont découvert dans les premières heures de la journée de samedi un spectacle de désolation: voitures volées abandonnées dans les rues, boutiques et résidences de luxe incendiées, propriétés de la famille de Ben Ali et de son épouse Leïla particulièrement ciblées, destruction de portraits de l'ex-président. Et le réflexe de peur, hérité de 23 années de suppression des libertés, paralyse encore de nombreux Tunisiens pour témoigner à visage découvert devant la presse. Des soldats et des chars ont été déployés dans le centre de Tunis pour tenter de rétablir l'ordre après les violences et les pillages survenus depuis vendredi soir. Des hommes armés circulant dans des voitures ont tiré au hasard samedi dans les rues de la capitale tunisienne. On ignore l'identité de ces assaillants mais de source militaire haut placée, on a déclaré à Reuters que des éléments fidèles à Ben Ali étaient responsables de ces fusillades. Des dizaines de détenus ont été tués en tentant de s'évader de la prison de Mahdia. Une autre tentative d'évasion collective a eu lieu à la prison de Monastir, elle aussi située au sud de Tunis, et l'établissement a pris feu. La tentative d'évasion à Monastir s'est soldée par la mort de 42 personnes, a rapporté l'agence de presse officielle Tap. Mohamed Ghannouchi a confirmé que des membres de la famille de Zine El Abidine Ben Ali avaient été arrêtés. Il n'a pas précisé leur identité. La chaîne de télévision Al Jazeera a rapporté que le chef de la sécurité présidentielle de Ben Ali, Ali el Seriati, avait aussi été arrêté. Des centaines de touristes européens bloqués en Tunisie par les émeutes ont été rapatriés en urgence. Fermé vendredi, l'espace aérien tunisien a été rouvert. Les Occidentaux plaident en faveur d'une transition pacifique, la Ligue arabe appelle à l'union et Kadhafi regrette la chute de Ben Ali Les Occidentaux et les pays arabes, à l'exception de la Libye, ont plaidé samedi en faveur d'une transition pacifique en Tunisie après la fuite en Arabie saoudite du président Zine El Abidine Ben Ali. «Le gouvernement saoudien a accueilli le président Zine El Abidine Ben Ali et sa famille dans le royaume» et ce «en considération des circonstances exceptionnelles que traverse le peuple tunisien», selon le palais royal saoudien. Ryad exprime «son soutien à toute mesure bénéfique au peuple tunisien frère», apporte «sa solidarité totale avec ce peuple et espère la cohésion de tous ses enfants pour surmonter cette conjoncture difficile». La Ligue arabe a demandé «à toutes les forces politiques, ainsi qu'aux représentants de la société tunisienne et aux officiels, d'être unis pour le bien du peuple et pour instaurer la paix civile». Tandis que l'Egypte a préconisé l'unité et à la sagesse pour éviter de voir le pays «plonger dans le chaos», les Palestiniens se sont félicités de la chute de Ben Ali et ont salué les Tunisiens. Seul le dirigeant libyen Mouammar Kadhafi a regretté la chute du président tunisien, estimant que celui-ci était «toujours le président légal de la Tunisie». «Vous avez subi une grande perte (...) Il n'y a pas mieux que Zine (El Abdine Ben Ali) pour gouverner la Tunisie», a déclaré le colonel Kadhafi dans un discours à l'adresse du peuple tunisien diffusé par les médias d'Etat. «Il est encore le président de la Tunisie», a-t-il insisté. Le président américain Barack Obama avait dès vendredi «encouragé toutes les parties à garder leur calme et à éviter des violences», tout en souhaitant de prochaines élections «libres et justes». Les Etats-Unis ont été un allié de M. Ben Ali dans sa lutte contre l'islamisme, mais ont critiqué son bilan en matière de droits de l'homme. Le secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon, a appelé de son côté à un «règlement démocratique» de la crise. Pour la première fois depuis le début des événements en Tunisie, la France a clairement pris position en faveur du mouvement de manifestations. «Depuis plusieurs semaines, le peuple tunisien exprime sa volonté de démocratie. La France (...) lui apporte un soutien déterminé», a déclaré le président Nicolas Sarkozy. Les développements en Tunisie mettent «subitement au centre des préoccupations» les relations politiques entre l'Europe et ses voisins du Sud, a estimé samedi sur son blog le ministre suédois des Affaires étrangères, Carl Bildt. Appelant «au calme, à la modération et au dialogue» pour trouver une solution à la crise, le chef de la diplomatie italienne, Franco Frattini, a souligné que Rome «soutiendrait comme toujours les choix du peuple tunisien». La chancelière allemande Angela Merkel a appelé à l'instauration d'»une véritable démocratie» exhortant les nouveaux dirigeants à «aller vers les manifestants, à mettre en place une véritable démocratie». L'Union européenne (UE) a souhaité une solution démocratique «durable». «Nous voulons exprimer notre soutien aux Tunisiens et notre reconnaissance de leurs aspirations démocratiques auxquelles on devrait répondre d'une manière pacifique», ont déclaré le chef de la diplomatie de l'UE Catherine Ashton et le commissaire européen à l'Elargissement Stefan Fuele dans un communiqué. Tandis que Londres a demandé aux autorités tunisiennes de tout mettre en oeuvre en vue d'une issue «pacifique» à la crise, la Russie a souhaité la fin des violences et un dialogue démocratique «dans le cadre constitutionnel». Appels à un retour rapide à l'ordre Plusieurs autres pays ont appelé à un retour rapide à l'ordre en Tunisie: - Le gouvernement britannique a appelé à un retour rapide de l'ordre en Tunisie tout en saluant les efforts consentis par les autorités tunisiennes de tenir des élections le plus rapidement possible. «Il est crucial que la loi et l'ordre se rétablissent en Tunisie», a dit le ministre britannique des Affaires étrangères, William Hague, dans un communiqué, appelant «toutes les parties à faire montre de retenue». Le chef de la diplomatie britannique a condamné les actes de violence et de pillage qui ont secoué la Tunisie durant les dernières 48 heures. «Je salue les efforts consentis par les autorités tunisiennes de tenir des élections le plus rapidement possible et souhaite que ces élections seront libres et équitables», a encore dit Hague. Le responsable a poursuivi que le Royaume-Uni invite ses citoyens à éviter tout déplacement non-essentiel en Tunisie. - L'Italie a affirmé son plein respect de la souveraineté du peuple tunisien, tout appelant les diverses institutions et composantes de la société en Tunisie au «calme, à la modération et au dialogue» pour trouver une solution à la crise que traverse le pays. «L'Italie suit avec un maximum d'attention les développements de la situation en Tunisie. Notre sincère et amical appel s'adresse aux diverses institutions du pays et à toutes les composantes de la société tunisienne, au calme, à la modération et au dialogue, pour rechercher à travers ce dernier la voie de sortie de la situation difficile de ces derniers jours», a affirmé le ministre italien des affaires étrangères, Franco Frattini. Le chef de la diplomatie italienne, dont les propos été rapportés par l'agence Ansa, a souligné que « l'Italie respecte pleinement la souveraineté du peuple tunisien auquel elle est particulièrement liée par une amitié profonde et proximité humaine». «L'Italie soutiendra, comme toujours, les choix du peuple tunisien», a assuré Frattini en souhaitant «fortement qu'ils s'orientent vers la voie de la démocratie et d'une cohabitation pacifique». - La Chine a exprimé son inquiétude quant à la situation en Tunisie et souhaité voir la stabilité se rétablir «le plus vite possible» dans ce pays. «Nous sommes inquiets quant à la situation en Tunisie et souhaitons que la stabilité soit rétablie le plus vite possible, « a souligné un porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, M. Hong Lei. «La Tunisie est l'amie de la Chine» a affirmé le responsable chinois, ajoutant qu'une société stable est dans l'intérêt fondamental de son peuple. - L'Union africaine (UA) a souligné la nécessité de tout faire pour éviter toute perte de vie humaine supplémentaire en Tunisie, condamnant «fermement» l'usage excessif de la force contre les manifestants, qui a entraîné des pertes en vies humaines. Lors de sa réunion, samedi à Addis-Abeba, et consacrée à la situation en Tunisie, à la lumière du départ du Président Zine El Abidine Ben Ali, le Conseil de paix et de sécurité de l'UA, a exprimé sa «solidarité» avec le peuple tunisien, présenté ses sincères condoléances aux familles des victimes et souhaité prompt rétablissement aux blessés, indique un communiqué de l'organisation panafricaine. Le Conseil a lancé aux Tunisiens un appel pressant au « calme et à l'arrêt de tous les actes de violence et de destruction de bien», exhortant les acteurs politiques et la peuple à œuvrer ensemble, dans «l'unité, le consensus et le respect de la légalité, à une transition pacifique et démocratique qui permettra au peuple tunisien de choisir librement ses dirigeants à travers des élections libres, ouvertes, démocratiques et transparentes». Il a demandé au Président de la Commission de continuer à suivre de près la situation en Tunisie et de «prendre toute initiative qu'il jugerait nécessaire en vue de contribuer à une transition pacifique et démocratique dans le respect de la volonté du peuple tunisien», ajoute le texte. Le Conseil a convenu de se réunir à nouveau, en temps utile, pour examiner l'évolution de la situation, conclut la même source. La France a lâché Ben Ali, après avoir tardé à le condamner La France a rompu samedi avec son langage d'extrême prudence maintenu depuis le début de la crise en Tunisie, achevant de lâcher Zine el Abidine Ben Ali en affirmant pour la première fois son soutien à la révolution en cours. «Depuis plusieurs semaines, le peuple tunisien exprime sa volonté de démocratie. La France, que tant de liens d'amitié unissent à la Tunisie, lui apporte un soutien déterminé», a déclaré samedi le président Nicolas Sarkozy. Grand ami de la France, où il a longtemps été loué pour sa politique de développement économique et de lutte contre les islamistes, l'ex-président tunisien y est désormais persona non grata. II a dû se réfugier en Arabie saoudite, après que des rumeurs insistantes et une grande effervescence policière aient indiqué vendredi soir qu'il voulait atterrir près de Paris. «On ne souhaite pas sa venue», a fait savoir une source gouvernementale française, justifiant ce refus par les possibles réactions de la communauté tunisienne installée en France. La prise de position très molle de Paris après la répression des manifestations avait heurté les Tunisiens de France, qui sont plusieurs centaines de milliers. Les intellectuels notamment «ont eu beaucoup de mal à avaler les propos de Michèle Alliot-Marie», la ministre des Affaires étrangères, a estimé Karim Emile Bitar, spécialiste du Maghreb à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). En déplorant les violences, Michèle Alliot-Marie avait proposé, le 11 janvier devant l'Assemblée nationale, une coopération française à la Tunisie en matière de maintien de l'ordre et de gestion des manifestations. Elle avait ainsi suggéré que «le savoir faire, reconnu dans le monde entier de nos forces de sécurité, permette de régler des situations sécuritaires de ce type». Ce n'est que jeudi, à la veille de la chute de M. Ben Ali, que la France, par la voix du Premier ministre François Fillon, a condamné «l'utilisation disproportionnée de la violence» par la police tunisienne. Mais jusqu'à samedi, aucune marque explicite de soutien aux manifestants. Les Etats-Unis ont affiché beaucoup plus rapidement leur appui au mouvement populaire en Tunisie. Barack Obama a ainsi salué dès vendredi le «courage et la dignité» du peuple tunisien. La France a toujours été réticente à critiquer l'ex-président Ben Ali, un de ses principaux alliés en Afrique du Nord. Au contraire, ses dirigeants soulignaient régulièrement les points qu'ils jugeaient positifs dans son action. Ils minimisaient aussi les violations de droits de l'Homme et le caractère policier de son régime, régulièrement dénoncés par les ONG. Lors d'une visite à Tunis en avril 2008, Nicolas Sarkozy avait créé l'émoi en affirmant qu'»aujourd'hui, l'espace des libertés progresse» en Tunisie. «Le président Ben Ali est quelqu'un qui est souvent mal jugé» car «il a fait beaucoup de choses» pour son pays, affirmait encore mardi dernier le ministre de l'Agriculture, Bruno Le Maire, alors que les opposants tunisiens faisaient déjà état de dizaines de morts. Samedi, Nicolas Sarkozy a également appelé à «des élections libres dans les meilleurs délais» et promis que la France traquerait d'éventuels avoirs «suspects» de l'ancien président ou de son entourage en France. Les proches de l'ex-président tunisien Zine El Abidine Ben Ali présents sur le sol français n'ont «pas vocation à rester» et «vont le quitter», a aussi assuré le porte-parole du gouvernement, François Baroin. Parmi eux, se trouve une des filles de l'ex-président. Un membre de la famille Ben Ali poignardé Imed Trabelsi, neveu de l'épouse de l'ex président Zine El Abidine Ben Ali, a succombé vendredi à une blessure à l'arme blanche à l'hôpital militaire de Tunis. Il s'agit de la première victime confirmée dans l'entourage immédiat du président déchu. Imed Trabelsi a fait fortune dans l'immobilier et la grande distribution en association notamment avec la société française Conforama, mais ses méthodes étaient décriées par la communauté des affaires qui n'osait pas lui faire ouvertement front. Le plus favorisé parmi les nombreux neveux du couple Ben Ali, Imed Trabelsi, est mort le jour même où l'ancien président et sa famille s'enfuyaient du pays sous la pression de la rue. Les circonstances de l'incident dans lequel il a été blessé n'ont pu être fournies par l'hôpital où du temps de Ben Ali un pavillon spécial était réservé en permanence et sous haute garde pour le président et ses proches. Vendredi, plusieurs centaines d'émeutiers s'en étaient pris aux domiciles de la famille Trabelsi dans la banlieue nord de Tunis. Selon des informations circulant à Tunis, Imed Trabelsi aurait été poignardé lors d'un règlement de compte par l'un de ses anciens collaborateurs. Il avait été «élu» en mai maire de La Goulette, une commune au nord de Tunis, où il s'était installé en maître bien avant les élections. Il avait été poursuivi sans succès en France pour «vols en bande organisée» pour s'être approprié le prestigieux yacht de Bruno Roger, l'un des dirigeants de la Banque Lazard et proche de l'ex président français Jacques Chirac et de l'actuel chef de l'Etat français Nicolas Sarkozy. En mai 2007, la justice française avait émis un mandat d'arrêt à son encontre, mais la justice de son pays avait refusé de l'extrader. Le pain manque mais on savoure «la conquête de la liberté» Par ailleurs, un manque de vivres commence à se faire sentir à Tunis. De nombreux citoyens ont appelé l'armée à organiser la réouverture de boulangeries et d'épiceries, les restrictions à la circulation et le pillage de nombreux dépôts ayant désorganisé les circuits de distribution. Une soixantaine de personnes se pressaient dimanche en vain devant la seule boulangerie ouverte du marché central de Tunis mais cela ne gâche pas la bonne humeur générale après la chute du président Ben Ali: «nos enfants vont vivre dans un pays libre», proclame une cliente. Après plusieurs journées de manifestations et de violences qui ont vu la très grande majorité des commerces baisser rideau, les Tunisois se pressent autour des échoppes ouvertes dans le marché couvert, le plus important de la capitale, même si elles sont trois fois moins nombreuses qu'à l'habitude. «Il y a un manque flagrant de nourriture. On n'a pas assez de pain, de farine, on risque une crise alimentaire si cela continue», explique Najla, qui remplit son panier de viande et de légumes, «au cas où», et préfère ne pas donner son nom complet, tant les vieilles habitudes sont dures à perdre: «On doit toujours rester prudent», assure-t-elle. Quelques clients se sont plaints d'une soudaine montée des prix. Les autorités, elles, mettent en garde contre la tentation de faire des stocks. «Les commerçants doivent rouvrir leurs boutiques, il n'y a aucune raison d'avoir peur. Mais il ne faut pas se ruer sur les produits pour constituer des réserves. Il n'y aura pas de problème d'approvisionnement si tout le monde collabore», a assuré un responsable du ministère du Commerce à la télévision publique. Marchand de légumes, Ahmed a écouté cet appel et fait dimanche son retour derrière son échoppe. «Je ne suis pas venu travailler hier: j'ai monté la garde jour et nuit autour de ma maison», raconte-t-il, afin de décourager les pilleurs en qui beaucoup de personnes interrogées voient d'anciens membres des services de sécurité du régime Ben Ali. Dans le centre de Tunis où les grandes artères étaient quasi-désertes et des blindés de l'armée déployés aux endroits stratégiques, certains carrefours étaient surveillés à la fois par des militaires et des policiers, ces derniers parfois en civil, inspectant les coffres des rares voitures circulant, alors que des informations font état de pénurie d'essence. Mais en banlieue, les habitants assurent devoir assumer eux-mêmes leur sécurité. «On n'a pas peur: les hommes protègent nos quartiers des miliciens armés qui sont là pour terroriser. Nos jeunes forment des barrages aux intersections, ils ne les laissent pas passer, ils protègent les familles. Je me sens en sécurité», témoigne Mouna Ouerghi, 29 ans, professeur d'université. «La situation s'améliore quand même depuis trois jours. Le premier jour, tout était fermé, il n'y avait rien. Aujourd'hui, beaucoup de boutiques sont ouvertes. On a confiance en notre peuple: les commerces vont ouvrir à nouveau, les écoles aussi. Nos enfants vont vivre dans un pays libre !», se réjouit-elle. A quelques mètres de là, on reconnaît le sourire de l'ancien président Zine El Abidine Ben Ali sur une affiche lacérée et foulée aux pieds par des dizaines de personnes. «Ben Ali, il faut maintenant le juger, lui, sa femme et leurs proches», s'exclame Mondher, fonctionnaire. «On se sent libres maintenant, on est fiers de nous, on a conquis notre liberté. On veut maintenant la liberté de choisir nos dirigeants», souligne Meherzia Marzouki, infirmière.