Imperturbable. C'est le mot pour décrire Abdelkarim Harouni, un des leaders du parti Ennahda, face aux attaques de jeunes tunisiens venus écouter le programme de son parti, lors d'un meeting politique. Comme à l'accoutumée, la présence d'Ennahda éclipse les autres formations politiques présentes à ce débat. Cet ancien prisonnier politique, qui a passé 16 ans de sa vie derrière les barreaux pour ses idées, réplique avec doigté aux interrogations des jeunes. «Après notre référentiel islamique, la démocratie constitue notre méthode politique et ce n'est pas négociable», rassure cet ingénieur de 50 ans. Le discours islamiste séduit. Tahar Hachad est l'un de ces jeunes conquis par la cause islamiste. «Avant, l'expression religieuse était réprimée. Par exemple, le voile était mal vu et la femme était victime de harcèlement si elle le portait. On veut avoir un équilibre entre tous les citoyens, qu'ils soient pratiquants ou pas. Ennahda veut laisser les bars ouverts comme les mosquées. Des lieux de culte où pourraient officier des gens neutres comme Qardaoui [sic !]. Pas comme du temps de l'ancien régime où les imams faisaient des éloges à Ben Ali comme si c'était un prophète», ironise-t-il, sachant que Youssef Qardaoui est un prêcheur égyptien, membre des frères musulmans. Tahar Hachad est accompagné de son ami, également séduit par Ennahda qui affirme, pour sa part, que «c'est le parti qui me représente le mieux. Historiquement, c'est le plus puissant. Une grande partie des autres partis ne sont que les créatures de l'après-14 janvier». Les sorties médiatiques de l'icône vivante du parti Ennahda, Rached Ghannouchi, ne rassurent pas pour autant. «Il faut réglementer plus sévèrement la production et la vente d'alcool aux Tunisiens. Si on est au gouvernement, on proposera de taxer ce produit plus fortement et on pourra demander de réglementer les lieux de ventes d'alcool pour qu'ils ne restent pas ouverts 24/24», affirme R. Ghannouchi sur les ondes d'une radio privée tunisienne. De tels propos sèment le doute sur la nature du projet porté par les frères de Ghannouchi, surtout que le mouvement islamiste est en pleine restructuration. Les islamistes se refont une virginité Ennahda tente de se reconstruire. Après trois décennies de répression sous Bourguiba et Ben Ali, le mouvement islamiste entreprend de dominer la scène politique. Le parti vient de relancer «El Fajr» (l'aube), son hebdomadaire, pour diffuser ses idées sur la place publique. Ce support médiatique est de loin le meilleur journal partisan sur le plan de la forme. L'organisation enchaîne les ouvertures de locaux dans toutes les villes de la Tunisie. «Les islamistes se payent des locaux de luxe alors qu'aucun parti en Tunisie ne pourra le faire. D'où vient leur argent ?», se demande Wissem Sghaier, membre du Parti démocrate progressiste (PDP). À cette question, nombreux sont ceux qui accusent Ennahda de recevoir de l'argent des pétromonarchies. «Faux. Nous avons toujours tenu à être indépendants financièrement», rétorque A. Harouni. Ennahda tisse sa toile à travers plusieurs organisations parallèles. Parmi elles, l'ONG Liberté et équité, une ONG de défense des droits humains et dont A. Horani est le secrétaire général. Ennahda dispose également d'une branche estudiantine qui tente de renaitre de ses cendres. La publication par WikiLeaks de documents attestant le passage de membres dirigeants d'Ennahda par l'ambassade américaine met dans l'embarras les islamistes. «Comme les autres formations politiques, nous sommes invités par les diplomates de tous les pays pour analyser la situation en Tunisie. On ne le cache pas. De l'intérieur de l'ambassade, on défend nos points de vue avec fermeté, pas comme certains qui complotent contre la patrie de l'intérieur et de l'extérieur des ambassades», accuse A. Horani. Et de conclure : «la Tunisie est gagnante grâce à notre participation au jeu politique». Au-delà d'Ennahda, les Tunisiens ont peur des manifestations répétées d'actes obscurantistes. Peur pour la femme tunisienne Agressions d'artistes, expéditions punitives contre de jeunes femmes qui ne portent pas le voile, prière collective le vendredi… Le tout en plein centre ville de Tunis, organisé par des groupuscules radicaux. Plusieurs personnes pointent du doigt les salafistes. D'autres, comme la journaliste Siham Bensedrine, accusent «les restes du régime de Ben Ali de commander de tels actes pour semer le doute chez les Tunisiens». Et Ennahda? «Ce parti est en train de se construire une image de marque et cela m'étonne qu'il participe à ce type d'actions», pense Dalia Mabrouk, jeune militante du Parti communiste ouvrier tunisien (PCOT). L'autre motif d'inquiétude des Tunisiens est l'usage des mosquées à des fins politiques. Le camp des «modernistes», partis comme ONG, s'accorde à confirmer l'usage par Ennahda des lieux de cultes pour diffuser «sa bonne parole». Le parti islamiste se défend de telles pratiques. Dans ce duel entre islamistes et laïcs, la classe politique ne s'engage pas entièrement. «On ne peut pas séparer la religion de l'Etat définitivement. La laïcité à la française n'est pas appropriée en Tunisie. La supervision des mosquées est indiscutablement une affaire de l'Etat. Si on la laisse, les intégristes la feront. De même pour l'enseignement religieux. Par contre, on est contre le fait que notre législation s'inspire des sources religieuses. Nos acquis en matière de code de la famille ne le permettent pas», argumente Mohamed Abbou, du parti le Congrès pour la république. Cette situation instable a poussé des Tunisiens à lancer «L'initiative citoyenne», un pacte où les initiateurs demandent à tous les partis de souscrire au préalable démocratique. «Chaque parti veut mettre son cachet à la révolution. Islamistes, prolétariens, baâthistes, nationalistes ont cette même ambition. Alors que notre priorité c'est d'abord la démocratie», insiste Hatem, professeur de philosophie à Tunis. Pour lancer cet appel, les «camps des modernistes» se donnent rendez-vous au palais des congrès de la capitale. Le tout Tunis a fait le déplacement, la salle est comble. Professeurs universitaires, hommes d'affaires, professions libérales sont venus prendre part à ce meeting citoyen. Parmi eux, Radia Halwani. Elle est psychologue. «Pendant longtemps, on a été privé de l'exercice de notre citoyenneté. Le besoin est terrible de tels espaces pour s'exprimer», se réjouit-elle. Selon cette psy, les acquis juridiques ne peuvent être remis en cause. Les manifestations extrémistes ne lui font pas peur. Chronique d'une Tunisie post-révolutionnaire S.L. Ben Guerdane, ville tunisienne située à 559 km au sud-est de Tunis, tourne au ralenti. À 32 km de la frontière libyenne, cette ville déprime. Tunisie «inutile» La localité subit de plein fouet les conséquences de la guerre en Libye. Le commerce avec le pays voisin est au point mort. De quoi faire exploser le taux de chômage, déjà endémique, au sein d'une ville de 58.000 âmes. Selon les chiffres officiels, ils seront 700.000 personnes à ne pas trouver un emploi en Tunisie. Conséquence directe : la région de Médenine, qui comprend les villes de Ben Guerdane, Zarziz, Tataouine, Gafsa est la principale région d'où proviennent les migrants clandestins vers l'Italie. Prix du «voyage» : 1300 euros. Dans un café de la ville, des jeunes sirotent leur café, tirent sur leurs cigarettes et attendent. Ils regardent avec indifférence un film de l'Egyptien Adil Imam. Pourtant, ils rient à haute voix, ils passent le temps, «de quoi nous faire oublier Khadafi», commente un jeune. Et l'après révolution ? «On a viré Ben Ali, on a viré le gouverneur et rien n'a changé. Ils ont désigné un nouveau gouverneur qui ne connait pas la région. Il est dans son monde et nous sommes dans le nôtre». En août 2010, les Guerdanais avaient amorcé un premier mouvement de révolte contre les abus de la police de Ben Ali. Depuis le 14 janvier 2011, la police dans cette ville se fait très discrète. À Djerba, 50 km plus au nord, l'ambiance est tout autre. Centre touristique par excellence, cette presqu'île bouillonne. Le centre culturel accueille au quotidien des conférences liées à la révolution. Les libraires mettent en vente tous les livres interdits du temps de l'ancien régime. Dans les cybercafés, les Tunisiens peuvent accéder à tous les sites web. La toile est dorénavant libérée du triste «404 erreur», symbole de la censure. Mais cette vitalité est mêlée à une tension qui peut exploser à tout moment. Devant le poste de police de la ville, des membres des comités locaux de la révolution de la région font la loi. Ils se rassemblent pour affronter un possible assaut des habitants de Kasserine, «ils nous accusent de n'avoir pas pris part à la révolution. C'est faux. Chaque Tunisien a participé, selon ses moyens et sa situation», explique un Djerbien, propriétaire d'un bazar touristique. Par peur des débordements, les commerces et les cafés de la ville baissent leurs rideaux avant 20h. Attention ! Liberté fragile Cap sur la Tunisie «utile». Au centre ville de Tunis, l'avenue Habib Bourguiba fredonne la liberté. Les terrasses des cafés se sont transformées en agoras, les Tunisiens parlent de «révolution» et de «contre-révolution». Sur les murs, on peut lire la chronique de la révolution du 14 janvier, ses victoires, ses espérances et ses inquiétudes. «RCD dégage», «Ghanouchi dégage», ou encore «Sebsi [actuel Premier ministre] dégage», se partagent les façades des murs du centre-ville. Au milieu de cette foire politique, des ordures, plein d'ordures. Résultat de la grève des employés de la commune de Tunis qui dure depuis une semaine. Dans les hôtels comme dans l'administration, les employés lancent des mouvements de grève pour réclamer une amélioration de leurs conditions de vie. Une des importantes victoires de ces mouvements : la suppression de la sous-traitance des prestations de services dans la fonction publique et la titularisation des employés de ce secteur, notamment les agents de sécurité et d'entretien. Sur l'avenue Bourguiba toujours, les passants prennent part à des discussions politiques improvisées. Au cœur des débats, l'intervention musclée pour faire cesser le rassemblement de la Kasba 3, devant le siège de la Primature. «On ne veut pas du gouvernement d'El Sebsi. C'est l'homme de l'Amérique comme Ghannouchi était l'homme de la France», soutient Samir, un jeune tunisien. «Mais qu'est-ce que tu proposes ? Vous avez obtenu l'assemblée constituante qui faisait partie de vos revendications. Que voulez-vous de plus ?» réplique, exaspéré, un passant. Cette liberté tous azimuts est pourtant fragile. Symbole de cette fébrilité, le siège du ministère de l'Intérieur. Emblème de la répression et de la force du régime déchu, le quartier général des sécuritaires se cherche une protection auprès de l'armée. Les chars de la grande muette tunisienne veillent sur cet imposant immeuble grisâtre. Impossible de s'en approcher, le siège ministériel est encerclé par des fils de barbelés coupants. Depuis le 14 janvier, il a été pris pour cible par les manifestants. La réconciliation des Tunisiens avec leurs anciens bourreaux n'est pas pour demain. Signes du début d'une nouvelle phase de l'histoire de la Tunisie contemporaine, l'avenue 7 novembre vient d'être rebaptisée, place Mohamed Bouazizi. Les mots d'ordre de cette nouvelle page de l'histoire sont «Dégage» et «Liberté». Révolution et contre-révolution Membre du Conseil national pour la sauvegarde de la révolution, Bachir Haamdi nous donne rendez-vous à 8h du matin le 7 avril. Cet instituteur est un homme pressé. «On mène une course contre le temps. La contre-révolution s'organise, alors que les forces qui ont été l'origine du “14 janvier” sont toujours divisées. Les jeunes et les habitants des régions du Sud et de l'intérieur de la Tunisie n'arrivent pas à trouver une instance qui les représente», observe ce syndicaliste. Avec d'autres composantes du Conseil, il tente de relancer le Front du 14 janvier pour contrecarrer, selon lui, «les symboles de l'ancien régime qu'on trouve encore dans la police et l'armée». La dissolution du RCD et la police politique n'est que de la «poudre aux yeux». Le gouvernement Ghannouchi avait refusé en février de reconnaitre le Conseil. Le Premier ministre de l'époque avait instauré la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique. «Bon nombre des membres de cette instance sont des opportunistes. Certains ont collaboré avec le régime comme la direction de l'Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT)», accuse Bachir. Avant d'ajouter : «la contre-révolution n'a pas encore gagné». Wissem Sghaier, 28 ans, est journaliste, membre dirigeant de l'Union générale des étudiants tunisiens (UGET) et du Parti démocrate progressiste (PDP). Pendant la révolution, il sera détenu arbitrairement six jours au sinistre siège du ministère l'Intérieur. Il sera libéré la veille du 14 janvier. Wissem ne partage pas le point de vue de son «camarade». Pour lui, «il est temps de laisser le gouvernement travailler. Il est urgent de plancher sur des questions comme le chômage des jeunes». Paradoxes de la révolution, les jeunes tunisiens ne suivent pas les débats politiques. Tu feras de la politique Enchantés par la révolution, les jeunes tunisiens se trouvent aujourd'hui désemparés. «On veut préserver les acquis de notre révolution mais on n'a pas assez de bagage politique pour suivre les débats qui se déroulent sous nos yeux», constate Sarah, 20 ans, étudiante en littérature anglaise. «Du temps de l'ancien régime, je n'aurai jamais pensé assister à ce type de débats. Pour nous, c'est une nouvelle expérience», ajoute-t-elle. Cette jeune femme, comme les jeunes de sa génération, a pris part virtuellement et physiquement à la révolution. Sarah est décidée, elle fera de la politique. Du parti unique, la Tunisie est en phase de passer au multipartisme. Fruit de la révolution, cinquante et une formations politiques ont reçu leur ticket d'entrée dans l'arène. Trente autres attendent de l'obtenir. Certains partis existaient clandestinement du temps de Ben Ali, à l'instar des islamistes d'Ennahda, le Congrès pour la république de Moncef Marzouki ou le Parti socialiste de gauche. D'autres se sont créés suite à cette ouverture politique. Parmi eux, cinq partis fondés par des ex-Rcdistes comme le parti d'Al Watan, présidé par Ahmed Friaâ, ministre de l'Intérieur sous Ben Ali ! Malgré cette offre politique abondante, les Tunisiens semblent tourner le dos à ces formations. Autre paradoxe, les citoyens sont conscients que le 24 juillet 2011, jour de l'élection de l'assemblée constituante, est une date capitale. Mohamed Abbou, est membre dirigeant du parti le Congrès pour la république (PCR). Cet avocat spécialisé dans les droits de l'homme est une des victimes du système de répression du régime Ben Ali. Entre 2004 et 2007, il est emprisonné pour avoir écrit et diffusé un article sur le net. Aujourd'hui, homme libre, il livre sa vision de la Tunisie nouvelle : «Au-delà de la prochaine constitution, la Tunisie est en train d'être gagnée par une nouvelle culture politique où la société peut dire à tout homme politique qui penserait à gouverner seul : Dégage». «Il n'y aura jamais de raz de marée islamiste.» Sihem Bensedrine, Journaliste et porte-parole du Conseil national pour les libertés en Tunisie Entretien réalisé par S.L. L'Observateur du Maroc. On parle de plus en plus de forces contre-révolutionnaires en Tunisie. D'où sont-elles issues ? Sihem Bensedrine. Ces forces sont absolument partout. Elles sont surtout dans la police, mais pas dans l'armée. Le régime déchu reposait sur un système policier qui avait ses tentacules dans l'économie, la culture, les médias. Ce n'est pas parce que la tête de ce régime a été coupée que ce système va disparaître du jour au lendemain. Nous travaillons à déloger ces forces comme personnes mais aussi comme projets. Il faut mettre en place les institutions qui vont les éliminer. Faut-il crainte un raz marée islamiste le 24 juillet, lors de l'élection de l'assemblée constituante ? En cette période de la constituante, la force que nous craignons le plus c'est le RCD, recomposé. À la faveur du boom politique avec la multiplication des partis (on en est à près de 80 partis), les ex-Rcdistes sont en train de se recomposer dans de nouveaux partis. Pour les islamistes, nous savons qui ils sont. Nous savons aussi leur poids électoral. Il n'y aura jamais de raz de marée islamiste. Mais il y a peut-être des alliances qui peuvent se nouer, et ces alliances devront nécessairement passer par les ex-RCD. La Tunisie est-elle en train d'être gagnée par le conservatisme social ? Non, moi je vois autre chose. Je vois une jeunesse qui s'éclate, qui n'est pas du tout conservatrice. Une jeunesse qui est dans le sens du progrès et de la modernité. Cette jeunesse est plurielle. Le conservatisme existe plutôt dans les réseaux de l'ancien régime. Les récentes manifestations d'islamistes radicaux vous inquiètent-elles ? Ça ne m'inquiète pas. Je sais exactement qui se cache derrière ces actes. Ce sont des salafistes manipulés par des partis politiques. Ce groupuscule est manipulé par la police politique et le RCD. Ces forces occultes utilisent ces personnes comme un épouvantail. Ce sont des provocations pour pousser les gens à s'inquiéter et surtout pour inciter la police à réprimer sévèrement et donc à entrer dans le cycle de la répression. Je mesure parfaitement le poids de ce phénomène, il est extrêmement marginal. Quelle sera votre approche en matière de justice transitoire ? Au contraire de l'IER, notre expérience doit investiguer sur le fond des violations des droits de l'homme et ainsi éviter, les frustrations qu'ont connues les militants marocains en la matière. A l'heure qu'il est, notre priorité est de réformer l'institution judiciaire pour que ça devienne une justice indépendante, ce qui n'est absolument pas le cas aujourd'hui. Nous sommes en train de nous battre et de nous mobiliser pour la réalisation de cet objectif. Les médias tunisiens sont-ils prêt pour tourner la page Ben Ali ? Le paysage médiatique est logé à la même enseigne que les autres institutions. Les médias que nous avons hérités de Ben Ali sont à réformer, à réguler, à reprendre. Notamment les médias publics. Pour les médias privés, c'est une toute autre histoire, et c'est assez lourd à gérer. Nous sommes dans une situation assez particulière où il s'agit de reprendre en main ces médias. Mais à l'heure qu'il est, ce n'est pas encore fait, et donc le problème de medias indépendants est posé entièrement et il est extrêmement important que ce genre de media existe.