L'assassinat du leader d'extrême-gauche Chokri Belaïd mercredi dernier à Tunis a fait imploser la coalition gouvernementale mais l'opposition est elle-même divisée. Explications. « Tout peut arriver » répètent en boucle les internautes tunisiens, militants, anonymes et journalistes depuis l'assassinat de Chokri Belaïd, un leader d'extrême gauche, le 6 février 2013. Et les analystes d'appuyer que jamais depuis le 14 janvier 2011 (date de départ de l'ancien dictateur Zine El Abidine Ben Ali), la situation n'avait été si fragile et l'avenir incertain. Un assassinat qui met le feu au poudre... Depuis l'assassinat du secrétaire général du Parti des patriotes démocrates (dit Watad), Chokri Belaïd, le 6 février 2013 à Menzah, dans la banlieue de Tunis, de nombreuses manifestations spontanées et émeutes ont éclaté. A Gafsa, bastion de la contestation sous Ben Ali, des manifestants ont affronté les forces de l'ordre ; à Sfax de nombreux bâtiments publics ont été saccagés ; à Kelibia et à Kef, des locaux du parti Ennahda, le parti islamiste au gouvernement, a été détruit, et à Tunis, l'avenue principale de la ville a été occupée par les manifestants à plusieurs reprises. Le 8 février 2013, plus de 100 000 personnes se sont rassemblées en début d'après-midi au cimetière du Jellaz (banlieue de Tunis) pour les funérailles de Belaïd. Le nom et l'étiquette politique des assassins ne sont toujours pas connus, mais nombreux sont ceux à y voir la main des ligues de protection de la révolution, groupes islamistes hétérogènes, dont les actes ne suscitent selon l'opposition que de l'indulgence de la part de Ennahda. Belaïd, en effet, était un farouche opposant à Ennahda et critiquait violemment les actions des ligues. Ce même 8 février, la Tunisie vit au ralenti : la puissante centrale syndicale Union générale tunisienne du travail (UGTT), qui reste dans les faits, une des principales forces d'opposition au gouvernement, a décrété la veille une grève générale et les universités sont fermées. ...et révèle une transition rouillée Peu après l'annonce du décès de Belaïd, le premier ministre islamiste Hamadi Jebali a annoncé son intention de former un gouvernement de compétences nationales, de technocrates sans étiquette politique, au mandat limité à la gestion des affaires et ce jusqu'à la tenue d'élections. L'idée a suscité différentes réactions : certains membres de l'opposition ont salué l'initiative, d'autres ont dit qu'elle arrivait trop tard. De nombreux parlementaires se sont demandés si cela était légal selon le texte de la Constitution provisoire. Mais la surprise est venue du groupe parlementaire de Ennahda qui s'est immédiatement opposé à la proposition du premier ministre. Ennahda, en plus d'être isolé et dans le viseur après la mort de Belaïd, semble être divisé. Dans le même temps, les principaux partis d'opposition annonçaient leur retrait du Parlement. Quant aux deux autres partis membres de la « troïka » (surnom de l'alliance gouvernementale) avec les islamistes, le Congrès pour la république (CPR) du président Moncef Marzouki et Ettakatol, dont est membre le président de la Constituante Mustapha Ben Jaffar, leur jeu d'équilibriste et de modérateur a perdu de sa crédibilité. Beaucoup de membres de ces partis sont lassés de voir Ennahda se comporter comme les patrons de la coalition et accusent le parti de volonté hégémonique. Plusieurs ministres et députés membres de partis de la troïka ont avoué leur désarroi en des termes forts, évoquant un gouvernement dissous de facto, un état éclaté, un gouvernement vidé de sa légitimité. Au sein de la majorité, entre ceux qui concèdent avoir fait fausse route et ceux qui appellent à la préservation de la troïka, la désunion est totale. Que peut l'opposition ? En face de ce gouvernement désavoué, se tiennent deux pôles. Le premier, nommé Union pour la Tunisie, compte dans ses rangs les partis El Joumhouri et El Massar et est mené par le parti Nidaa Tounes dont le secrétaire général n'est autre que Béji Caïd Essebsi, qui fût appelé à de hauts postes durant les présidences de Habib Bourguiba et Ben Ali et Premier ministre entre février et décembre 2011. Ce bloc tantôt dit « républicain » ou « bourguibiste » s'oppose radicalement aux islamistes et se targue d'être le camp de la laïcité. Mais la rhétorique sécuritaire et le CV de Essebsi ainsi que la présence de nombreux anciens du RCD (parti unique sous l'ancien régime) dans ses rangs rendent méfiants l'autre force d'opposition : le Front Populaire, rassemblant différents partis d'extrême gauche, dont le Parti des patriotes démocrates de feu Belaïd, sous la houlette du Parti des travailleurs tunisiens. Des voix au sein du Front Populaire exigent un gouvernement d'union nationale tandis que Essebssi en appelle à la dissolution de l'Assemblée. Mais il n'est pas sûr que ces partis d'opposition profitent du semblant de vide du pouvoir. Et la rue, les syndiqués de l'UGTT et des membres de la société civile n'attendent personne pour exprimer leur colère. L'incapacité du gouvernement à satisfaire les citoyens, l'assassinat de Belaïd qui met le feu au poudre et révèle la désunion au sein de la majorité : une nouvelle fois, la Tunisie est à la croisée des chemins et la rue est un acteur à prendre en compte. Qui était Chokri Belaïd ? Marxiste-léniniste et panarabiste, Chokri Belaïd est né en 1964 à Jbel Jeloud, dans la banlieue de Tunis. Il a suivi des études de droit en France et en Irak. De retour en Tunisie, il milite dans des groupes d'extrême gauche et est enfermé dans les années 1980 pour son militantisme au sein de l'Union générale des étudiants de Tunisie (UGET). Avocat, il devient défenseur des droits de l'homme et en 2008, il soutient les grévistes de Gafsa durant la révolte dans les bassins miniers. Après la révolution, il devient le secrétaire général du Parti des Patriotes démocrates, reconnu en mars 2011, et est nommé à la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, en charge notamment de la vie électorale du pays. Certes, le parti de Belaïd, membre du Front Populaire, coalitions de partis d'extrême gauche, ne pesait que peu dans le débat politique et était presque absent de l'Assemblée, mais l'homme apparaissait souvent dans les médias, sa verve était appréciée et il était très proche des syndicalistes de l'UGTT. Chokri Belaïd se rendait souvent au Maroc où il comptait nombre d'amis.