Les Marocains ont une relation très particulière avec la consommation de viande. La pratique a évolué au fil des siècles, sous l'influence de facteurs sociaux, religieux et culturels. Les musulmans du monde entier célèbrent, cette semaine, l'Aïd Al Adha ou la fête du sacrifice qui constitue la deuxième célébration la plus importante en islam. Les familles marocaines, également concernées par le rituel, s'approvisionnent en denrées alimentaires et équipements nécessaires pour cette fête religieuse, après avoir aiguisé leurs couteaux et déterré les délicieuses recettes à base de viande de mouton. Outre le côté religieux, l'Aïd Al Adha est en effet une étape très importante du mode de vie des Marocains. L'achat d'un animal est un «Must», alors que consommer de la viande, jour et nuit, ne semble pas inquiéter les Marocains, surtout durant les premiers jours suivant l'Aïd. Qu'en est-il donc de cette «obsession» pour la viande et quelle est cette relation entre les Marocains et cette nourriture ? Les Marocains et la viande, une histoire du XVIe siècle À la connaissance des chercheurs et des historiens, les Marocains entretiennent depuis longtemps une relation privilégiée avec la viande animale, aussi bien la viande rouge que la viande de volaille. Il y a quelques siècles, les Marocains n'avaient pas les moyens de mettre fréquemment en vedette la viande dans leurs tajines et leurs couscous ; non pas par penchant pour les protéines animales, mais plutôt pour des raisons sociales. Tel a été le cas dans le Maroc du XVIe siècle, selon le professeur d'histoire sociale Mohamed Houbaida, qui retrace dans son livre «Le Maroc végétarien, 15ème-18ème siècles : histoire et biologie» (Editions Eddif, 2008), la façon dont les Marocains percevaient la viande et met en lumière leurs habitudes culinaires. Après s'être interrogé sur les habitudes alimentaires du royaume, il a conclu que «l'alimentation carnée résonne en terme social». Citant le diplomate amazigho-andalou Léon l'Africain, qui avait parcouru le Maroc, Mohamed Houbaida a écrit qu'au début du XVIe siècle, les Marocains étaient habitués à manger «de la viande fraîche deux fois par semaine», soulignant que seuls les «gentilshommes en mangent deux fois par jour, suivant leur appétit», une référence aux nobles de Fès. A l'époque, la ville était un centre de richesse et la consommation de viande était bien différente des autres régions du pays. L'historien rappelle que dans le reste du pays, seules les personnes aisées avaient la possibilité d'épicer leurs plats de viande, tandis que «les paysans et la majorité de la population n'en mangeaient qu'occasionnellement». Mohamed Houdaifa explique que la consommation de viande au Maroc au XVIe siècle dépendait non seulement de facteurs sociaux, mais également de facteurs géographiques, concluant que la pratique restait variable. Cependant, il a mentionné l'Aïd al-Adha comme cette partie de l'année, où «tout le monde peut manger de la viande, même les plus pauvres visitant le souk sans pouvoir en acheter». Un comportement social ou complexe psychologique Bien que le XVIe siècle semble très loin, nos habitudes alimentaires ont évolué depuis, mais sans nous débarrasser de certaines croyances et normes. Et cela vaut aussi pour la consommation de viande. Ainsi, pour le psycho-sociologue marocain Mohssine Benzakour, la consommation de viande a longtemps été liée aux marchés agricoles hebdomadaires du royaume. «Les gens visitaient chaque semaine ces marchés pour échanger leurs produits contre de la viande», nous rappelle-t-il. Mais acheter un animal n'était pas simplement un loisir. Il servait des objectifs et des principes sociaux au sein de la société marocaine, nous explique le psycho-sociologue. «Lors de l'accueil d'invités, de membres de la famille et d'êtres chers, les Marocains sacrifiaient un animal en témoignage de leur hospitalité», ajoute Mohssine Benzakour. À travers cette pratique, la consommation de viande a donc été associée aux réunions de famille, aux mariages, aux festivités et à l'Aïd Al Adha. Mais ces conventions sociales ont commencé à prendre différentes formes avec le temps. Selon l'enseignant universitaire, les plats et les activités liés à la viande sont passés des comportements sociaux aux sentiments de pression des pairs, en particulier pendant l'Aïd Al Adha. «Certaines personnes ont peur que d'autres se moquent d'eux en cas d'achat d'un petit mouton ou d'un trop maigre», met-il en exergue. Pour lui, la tradition ou le rituel religieux a évolué en une pratique principalement motivée par l'appartenance sociale, ou le sentiment de faire partie d'un groupe. «Certaines personnes sont prêtes à vendre leurs effets personnels et à demander un prêt pour acheter un animal avant l'Aïd, même celles qui ne peuvent se le permettre.» Mohssine Benzakour Certains Marocains se trouvent toutes sortes d'excuses pour justifier cette «obsession», affirmant vouloir faire plaisir à leurs enfants et aux membres de leur famille. Mais en réalité, l'envie de consommer de la viande pendant ces vacances n'est qu'un moyen désespéré de ne pas être laissé de côté, résume-t-il. Cependant l'appartenance sociale n'est pas la seule raison qui pousse certains Marocains à s'endetter pour avoir de la viande sur la table. Le psycho-sociologue explique que la nécessité de marquer un certain statut social fait également partie de l'histoire. «Vouloir manger de la viande fréquemment peut aussi être vu d'un point de vue psychologique», déclare-t-il, ajoutant que le fait de grandir avec l'idée qu'on ne peut pas se permettre un certain nombre de chose peut laisser les gens avec ce complexe «d'exagération». «Certaines personnes ont tendance à exagérer, lorsqu'elles peuvent enfin acheter quelque chose à laquelle elles aspirent depuis des années, et cela vaut également pour la consommation de viande», conclut-il. Viandes et niveau d'éducation Mais la consommation exagérée de viande est-elle une affaire de classe sociale ou y a-t-il une autre dimension ? Cette question a été posée dans le cadre d'une étude sur «Les habitudes de consommation au Maroc et leurs facteurs d'influence». L'enquête de 2015, menée par Rachida Belloute et Mohammed Diouri de l'Université Moulay Ismail, suggère que plus les Marocains sont instruits, moins ils voudront manger de la viande. Les données compilées par les deux chercheurs montrent que «les personnes qui ont suivi des études scientifiques préfèrent ne pas manger de viande, pas plus de 1 à 2 fois par semaine, alors que les personnes ayant un faible niveau d'instruction (y compris les illettrés) préfèrent manger de la viande au moins trois fois par semaine». De plus, l'étude explique que même ceux qui «ont un diplôme plus faible que le baccalauréat préfèrent manger de la viande plus que les personnes ayant un niveau d'études plus élevé», ajoutant que cette dernière catégorie a tendance à s'appuyer sur un régime «équilibré» avec des légumes, légumineuses, céréales et poisson. Les deux chercheurs ont conclu qu'au Maroc, il existe une «consommation excessive de viandes blanches et rouges» et que ces habitudes ont été influencées au cours des années par plusieurs facteurs, notamment «le niveau d'éducation et les spécificités culturelles». Maintenant que vous avez un aperçu de la façon dont les Marocains perçoivent la viande, comment défineriez-vous votre propre relation avec l'alimentation carnée ? A vos boulfafs... oups... à vos claviers !