De plus en plus de Marocains profitent des jours fériés de l'Aïd pour voyager ou rester au calme chez eux. Si la tendance est à la hausse, les traditions demeurent tenaces. Pour les religieux, cette fête est rappel au «devoir». leïla hallaoui & selma t.bennani H ôtels cinq étoiles à 450 DH, buffet spécialement composé des gourmandises de l'Aïd El Kébir (boulfaf, douara, mrouzia…) et musique chaâbi pour assurer la bonne ambiance. Les âmes sensibles ont été nombreuses à succomber aux offres exceptionnelles qui se sont multipliées tout au long de la semaine dernière à Marrakech. «Une trentaine d'hôtels proposent des offres spéciale Aïd accompagné d'une ambiance familiale. Les clients y trouvent les plats habituels de cette fête. Les Marocains grands amoureux de Marrakech ne ratent aucune occasion de l'année pour y être et celle de l'Aïd El Adha en fait partie», déclare cette source au Conseil régional du tourisme (CRT) à Marrakech. Les jeunes couples semblent battre les records de la demande. Ils sont en tête de liste des réservations qui, depuis plus d'une semaine, affichent déjà complet. «Les hôteliers proposent des offres défiant toute concurrence. C'est à eux, aux opérateurs du tourisme et aux ministères en charge du secteur que l'on doit cette dynamique», estime Mohamed Saïd Tahiri, directeur général de la Fédération nationale du tourisme. Fier de l'effervescence qu'il lie intimement à l'expansion d'«une offre de qualité», ce responsable n'a pourtant pas de chiffres spécifiques pouvant évaluer le tourisme national en cette période précise de l'Aïd Al Adha : «Nous n'avons pas effectué d'étude à ce propos, mais s'il y a intérêt à le faire, nous le ferons». A la compagnie Royal Air Maroc, non plus, «Le Soir échos» n'a trouvé aucune évaluation spécifique effectuée, ne serait-ce que pour connaître les destinations préférées des Marocains pendant l'Aïd El Adha. «Les réservations ne sont pas catégorisées par nationalité. Donc, il est difficile de dire le nombre de réservations faites par les Marocains durant la période demandée», répond la RAM. Aux yeux des opérateurs et hôteliers, même si le phénomène est perceptible, il ne représente pas, pour autant, un chiffre d'affaires important sur toute l'année. Ils sont, certes, unanimes à confirmer l'existence d'une demande de plus en plus intéressante à l'occasion mais qui, en volume, reste relativement faible. Le phénomène est donc moins économique que social. C'est au fil des générations, que l'Aïd El Adha a acquis pour chacun une interprétation différente, plutôt personnelle et individualiste. Un mouvement qui enregistre de plus en plus d'adeptes. Un mouvement «Anti-Aïd» ? Une journée dans la cuisine à trier les abats et à nettoyer le sang ? «Pas pour moi !», se disent plusieurs Marocaines. Pour elles, ne pas fêter l'Aïd El Kébir et y préférer un week-end prolongé à Marrakech est même considéré comme une preuve d'émancipation. Elles se libèrent du joug de la tradition ! «Je n'aime pas trop l'Aïd. Je n'aime pas surtout ce que cette fête implique en termes de sang, de quantité de viande, d'odeurs, d'organes crus à toucher, à laver, à cuire, à manger», lance Kawtar, analyste financier dans une société de bourse. Mais les Marocains qui décident de ne pas fêter l'Aïd ne sont pas tous des femmes qui fuient la corvée nommée cuisine. Jeunes voulant profiter des jours fériés, couples vieillissant se retrouvant seuls à la maison, jeunes couples aux maigres bourses… le portrait type du Marocain qui ne fête pas l'Aïd est difficile à établir. «Nous sommes trois femmes à la maison, et nous n'avons pas célébré l'Aïd ces trois dernières années. Pas d'exception pour celle-ci !», confie Fatiha, employée dans un établissement financier. La solitude imposée par le départ des enfants est l'une des raisons les plus fréquentes qui revient sur les lèvres de nombre de personnes interrogées. Samira, enseignante de langue italienne à la retraite, en fait partie : «Nos enfants sont allés poursuivre leur études au Canada. Pour nous, l'Aïd n'a plus vraiment de charme. Cette fête n'est rien sans la convivialité familiale qui la caractérise». Comme elle, Abdeslam, cadre d'une cinquantaine d'années avoue lui aussi avoir fait exception cette année de l'Aïd Al Adha. «C'est la première fois de ma vie que j'ai dû abandonner cette fête. Ma fille s'est mariée l'an dernier et mon fils est à l'étranger pour poursuivre ses études supérieures. J'ai longuement discuté de cela avec ma femme qui, elle aussi, travaille et on a fini par se mettre d'accord sur un week-end prolongé à Sidi Bouzid», avoue-t-il. Le couple séparé de sa progéniture est donc allé passer quelques jours dans une résidence près de la merveilleuse plage de Sidi Bouzid, à quelques kilomètres d'El Jadida. Abdeslam a tenu tout de même à faire des provisions pour fêter «dignement» l'événement. «Ma femme et moi sommes anti-cholestérol, donc j'ai acheté des abats et de la viande de bœuf et j'ai offert un peu d'argent en aumône. Je pense avoir accompli mon devoir», estime-t-il. Si certains troquent les bruits et les odeurs contre un week-end au calme chez soi, d'autres s'envolent vers une autre destination, comme Amina, qui travaille pour une assurance. Pour elle, il n'a jamais été question de fêter l'Aïd El Adha. Célibataire et indépendante financièrement, ses économies lui permettent de s'offrir des escapades régulières. «J'ai toujours un petit plan voyage d'ores et déjà établi pour cette période. Les prix sont intéressant et je rêve depuis longtemps de visiter la Turquie», confesse-t-elle. 10.000 dirhams pour réaliser son rêve, Amina a exaucé son vœu et doit à présent économiser de nouveau pour accomplir son tour du monde. L'Aïd El Adha, elle ne le célèbre plus depuis si longtemps qu'elle ne se souvient plus de la date de son dernier. Ne croyez pas que le célibat et l'indépendance financière sont les seuls arguments de cette tendance. Omar, père de deux enfants, fait de son refus de célébrer l'Aïd une tradition familiale. Travaillant dans une entreprise, son congé coïncide toujours avec la période de l'Aïd El Kébir. «Je préfère offrir à mes enfants un moment de loisirs loin du stress quotidien et de l'école. Nous faisons, à chaque fois, un voyage de détente et mes enfants apprécient cela beaucoup plus que le mouton», dit-il. Omar affirme suivre la volonté des ses enfants et qu'avec le temps, cette envie d'escapade est devenue celle de tous au sein de la petite famille. Pour le psychosociologue Mohssine Benzakour, «c'est plutôt la classe aisée qui se permet de voyager en cette occasion». D'autres, comme Ahmed, médecin de son état, avouent leur fatigue par rapport à cette fête, qui représente «plus une corvée qu'autre chose». «Non seulement cette fête n'est pas de tout repos, mais en plus, on finit par tomber malade à force de se goinfrer de viande rouge. Sans parler du fait que l'habitat d'aujourd'hui ne se prête pas à l'abattage», fait-il remarquer. La mauvaise conscience et la croyance religieuse poussent souvent certaines de ces personnes à en faire profiter les plus nécessiteux qui les entourent. «Je préfère donner l'argent à des personnes qui en ont besoin. L'argent fourni leur permet d'acheter le mouton et leur donne ainsi l'occasion de manger de la viande, ce qui ne leur arrive pas souvent», reconnaît Ahmed. Sauvée par grand-mère Malgré tout, et si cette nouvelle tendance se confirme, les traditions restent bien ancrées dans notre société. «L'Aïd reste l'une des fêtes religieuses les plus importantes pour les Marocains», souligne le psychosociologue Mohssine Benzakour. La «grande fête» aurait donc de beaux jours devant elle, ou bien l'individualisme va-t-il finir par s'emparer de la société marocaine ? «Il y a beaucoup d'individualisme dans le choix de ne pas fêter l'Aïd, puisque l'on prive les enfants de vivre pleinement leur culture. Sans parler du fait que l'on gâche ces moments de joie, de partage, d'entraide, d'amitié, et de générosité qui créent la vie communautaire», analyse le Pr. Benzakour. Seulement, il n'y a pas lieu de s'inquiéter. Parmi les témoignages recueillis, une grande partie converge vers un souhait commun, celui de continuer à fêter l'Aïd pour perpétuer les traditions, quand bien même la fête en soi perdrait de sa popularité. Hind, responsable administrative et financier dans une multinationale, exprime son regret face à la perte des traditions. «Je trouve désolant le fait que l'on commence à renier nos traditions,. Qu'elles soient religieuses ou non, le résultat est grave dans les deux cas. Qu'allons-nous léguer à nos enfants ?», s'indigne-t-elle. «Statistiquement parlant, la majorité des Marocains fêtent l'Aïd. Et si nous nous comparons à d'autres sociétés arabo-musulmanes, nous sommes les plus conservateurs dans le sens où nous considérons l'achat du mouton comme une norme sociale pour soigner son image, quitte à s'endetter ou à vendre ses biens», estime le Pr. Benzakour. Les «endettés du mouton» se comptent, en effet, à la pelle et les lendemain de fête ne seront pas agréables pour tout le monde… leïla hallaoui & selma t.bennani