Qui est-ce Aïcha Kandicha? Existe-t-elle réellement ou n'est-elle qu'une créature imaginaire? D'où vient-elle et où se trouve-t-elle? Autant de questions qu'on se pose lorsqu'on veut bien saisir la réalité de cette créature et élucider le mystère qui l'entoure. Pour le chercheur et cinéaste français Jean Mazel, Marrakech est la seule ville du Maroc où l'on trouve les plus vivantes croyances magiques. Alors, il n'est pas étonnant que Aïcha Kandicha soit une figure centrale des contes de cette ville. On raconte des histoires sur sa vie, ses métamorphoses, ses dévots et précisément sur ses malheureuses victimes. Les conteurs de Jemaâ El-Fna en font le personnage principal d'un certain nombre de contes. Ceux-ci sont identiques, sauf des variations se rapportant à la physionomie de Aïcha Kandicha et aux circonstances du déroulement des incidents. Elle fait, aussi, l'objet de plusieurs anecdotes. La plus significative est celle dont la victime est un coopérant français, professeur de philosophie à Marrakech: « un jour celui-ci décide d'entreprendre une étude de longue haleine sur Aïcha Kandicha. Au cours de ses recherches, des incidents se multiplient autour de lui. Cela commence par les pertes de clés, des incendies inexplicables, pour continuer par des maladies plus ou moins graves frappant ses proches. Néanmoins, il persévère dans son étude. Un jour on frappe à sa porte, il va ouvrir et tombe nez à nez avec une splendide inconnue. Celle-ci a un visage parfait, un corps voluptueux, décemment couvert d'une djellaba en bas de laquelle il aperçoit deux pattes de chèvre. Comprenant, enfin, la raison de tous ses malheurs, il claque la porte, referme ses dossiers, les jette au feu et renonce à poursuivre son étude sur Aïcha Kandicha ». Physionomie controversée Pour certains, Aïcha Kandicha aurait été une jeune et belle femme qui, sous l'occupation coloniale portugaise de la ville de Mazagan (El Jadida), sortait la nuit pour séduire les soldats portugais et les tuer en représailles de l'assassinat de l'un de ses proches. Pour d'autres, c'est une jeune femme ardente, d'une grande beauté, qui séduit, ensorcelle et dévore ses amants comme la Vouivre champenoise ou la Morgane bretonne. Pour d'autres, enfin, c'est une vieille sorcière laide et envieuse dont la passion est de défaire les couples, et elle ressemble à Kali-Parvati par sa capacité d'apparaître soit comme une belle femme soit comme une vieille laide avec des seins pendants. La nature des pieds de Aïcha Kandicha est aussi imprécise. Ainsi rapporte-t-on qu'elle a des pattes de chèvre, des sabots de cheval, des pieds de chameau ou des sabots d'âne. Pour Jean Mazel, Aïcha Kandicha, étant une diablesse, elle aurait des pattes de poule. Pour les Marocains des régions côtières, Aïcha Kandicha est une sirène. Pour ceux de l'intérieur, c'est une diablesse vivant dans les lieux humides. On rapporte, aussi, qu'elle est capricieuse et très susceptible. De ce fait, si quelqu'un l'offense, il doit s'attendre à subir les sévères châtiments. Le matin est le temps idéal pour ses promenades. Place de Aïcha Kandicha dans le confrérisme marocain Aïcha Kandicha jouit d'une grande vénération particulièrement dans les confréries des Hmadcha et des Gnawa qui possèdent un large éventail d'adeptes dans la ville de Marrakech. La première confrérie (Tarîqa), procédant du jazoulisme, est fondée à la fin du XVIIe siècle par Sidi Ali ben Hamdouch dont le mausolée est au mont Zerhoun. La seconde confrérie est essentiellement fixée dans la ville de Marrakech. Cela corrobore, encore une fois, ce que l'on vient de dire sur la présence spectaculaire de Aïcha Kandicha dans l'imaginaire de cette ville. Sans doute joue-t-elle un rôle important dans l'initiation à la confrérie des Hmadcha. Dans ce sens, l'anthropologue marocain Abdelkader Mana affirme que tout nouvel adepte de cette confrérie est conseillé d'apporter à la Zaouïa de Zerhoun une galette de seigle et une autre d'orge, et puis dormir dans le sous-sol de cette zaouïa. Durant cette séance d'inclusion, paraît dans le rêve soit Aïcha Kandicha soit Sidi Ali Ben Hamdouch en personne pour lui ordonner de se fracasser la tête avec tel ou tel instrument rituel sans risque pour sa santé. Aïcha Kandicha et la recherche en sciences humaines Passionnés par l'histoire de Aïcha Kandicha, plusieurs chercheurs aussi bien français qu'anglo-saxons lui ont consacré des paragraphes ou des pages entières de leurs études. Celles-ci, quoique fragmentaires et peu nombreuses, ont largement contribué à dévoiler le mystère qui l'entoure. En effet, le sociologue et anthropologue français Georges Lapassade avance que Aïcha Kandicha est la diablesse aux sabots de cheval qui séduit les hommes particulièrement les adolescents lorsqu'ils se promènent seuls la nuit. Pour Jean Mazel, elle s'appelle Lalla Kandicha, et elle est capable de dispenser le mauvais oeil, maléfice qui nuit à tous ceux qui s'attardent la nuit à l'extérieur de leurs foyers. Pour le sociologue marocain Paul Pascon, Aïcha Kandicha est, sans doute, l'antique déesse de l'amour Astarté qui était adorée dans tout le bassin méditerranéen par les Chananéens, les Phéniciens et les Carthaginois et qui alimentait les cultes de la prostitution sacrée. Or, l'explication la plus acceptable, à mon sens, est celle avancée par l'anthropologue américain Vincent Crapanzano. Celui-ci affirme que le nom de Aïcha Kandicha est dérivé de "Quedecha" une déesse chananéenne dont le culte fut introduit au Maroc par les premiers envahisseurs phéniciens. Et d'ajouter que la figure de cette diablesse est mal définie, et partant, fait l'objet d'une controverse dans la démonologie marocaine (Moroccan demonology). Lieux de culte et noms de cette créature Tout au long du Maroc septentrional, Aïcha Kandicha a plusieurs places réservées à son culte, entre autres, des fosses, des grottes, des sources et des fontaines. Néanmoins, les Hmadcha affirment qu'elle réside dans la grotte de Beni Rachid, appelée communément grotte de Zerhoun. Celle-ci se trouve près du sanctuaire du fondateur de la confrérie des Hmadcha.Aïcha Kandicha possède plusieurs noms dont les plus connus sont Aïcha Soudaniya, Aïcha Gnawiya, Lalla Aïcha et Lmqadma. Aussi Vincent Crapanzano rapporte-t-il qu'il a entendu les Hmadcha l'appeler "notre mère". Il va sans dire que Aïcha Kandicha est capable d'apparaître simultanément à des endroits différents. Lorsqu'elle se présente à un homme comme une belle femme séductrice, celui-ci est conseillé, en vue de neutraliser sa force maléfique, de lui exposer un objet métallique. Sinon, il se voit obligé de se marier avec elle et de devenir son esclave. Ainsi demande-t-elle à sa victime de porter des haillons et de s'abstenir de couper ses cheveux et ses ongles. De plus, elle ne lui pardonne jamais de coucher avec des femmes autres qu'elle-même et sa femme légitime. De plus, le nom de Aïcha Kandicha, dans certaines versions, est une déformation linguistique de Aïcha Condessa, en français Aïcha la Comtesse, qui aurait été la concubine, malgré elle, d'un comte espagnol qui tua l'homme qu'elle aimait par jalousie. Ainsi, elle se vengea sur chaque Espagnol et chaque collaborateur des colonisateurs. Préférences et métamorphoses Des couleurs, elle préfère le noir et le rouge; et des parfums le bonjoin noir (jaoui lakhal). Sa musique préférée est la hadra et ses meilleurs sacrifices sont des poules de couleur noire ou rouge. Le rih (chant spécial) de Aïcha Kandicha est présenté ainsi: Ô Aïcha! Lève-toi et range-toi au service d'Allah et du Prophète. Ô Seigneur ! Salutations au Prophète. Ô Lalla Aïcha ! Ô Gnawiyya! Bienvenue, ô fille de la rivière. Allah! Allah! Lalla Aïcha. Elle est venue ! Elle est venue ! Elle est venue! Lalla Aïcha. S'agissant des métamorphoses de Aïcha Kandicha, Vincent Crapanzano rapporte qu'il y en a quatre: 1-Lalla Aïcha Soudaniya, appelée aussi Lalla Aïcha Gnawiya. Elle est l'authentique Aïcha Kandicha; 2 -Lalla Aïcha Dghoughiya; 3-Lalla Aïcha Dghougha; 4- Lalla Aïcha Hasnawiya. Situation familiale et néologisme Pour ce qui est de sa vie familiale, Georges Lapassade rapporte qu'elle était la sœur de Sidi Ali Ben Hamdouch. Pour Vincent Crapanzano, elle est mariée à un diable, appelé "Hamou Qiyou" dont la figure est assez mal définie. Néanmoins, il ne doit pas être confondu avec Hamou-le rouge (Hamou lahmer), un autre diable qui habite les abattoirs et qui est souvent appelé Baba (ou Sidi) Hamou. Et à Maghrassiyine, une commune rurale située non loin de Zerhoun, une légende circule, rapportant que : « Sidi Ahmed Dghoughi voulait que son maître Sidi Ali Ben Hamdouch, rompu à l'adoration de Dieu, se marie. Après maintes réticences, ce dernier donna finalement son accord à condition que ce soit Aïcha, la fille du Roi du Soudan. En bon disciple, Sidi Ahmed alla chercher la promise et il n'avait pour se défendre des périples du voyage que des dattes que lui donna son maître. Après mille et une péripéties, Sidi Ahmed s'en retourna à Zerhoun, avec Aïcha, qu'il avait réussi à enlever. Arrivé à Mghrassiyine, il apprit la mort de Sidi Ali Ben Hamdouch. Aicha avait disparu, comme si la terre l'avait avalée. La fille du Roi du Soudan était passée de l'autre côté du miroir, de l'autre côté du monde des vivants. Mais son esprit hante toujours les lieux avec de bonnes ondes pour les vivants ». De plus, le nom de Aïcha Kandicha a donné libre cours à la création linguistique. Ainsi le parler de Marrakech contient-il de nombreux dérivés de ce nom. Le qualificatif "Mkandech" veut dire triste ou pessimiste. De même, l'expression en arabe dialectal "Dayra Ki Aïcha Kandicha" (elle ressemble à Aïcha Kandicha) est souvent dite pour une femme laide ou désordonnée. Quoi qu'il en soit et quoi que l'on dise, Aïcha Kandicha reste une figure insaisissable, voire énigmatique de notre patrimoine culturel oral. Elle continuera toujours à être un sujet d'actualité et de controverse qui alimentera les spéculations fantaisistes et meublera notre imaginaire populaire collectif.