Il n'est pas facile d'évaluer l'Armée marocaine à la lumière de ce qu'on lit dans les classements internationaux, dont la crédibilité est mise sous la loupe par des experts contactés par nos soins. Décryptage. Il nous arrive souvent de nous trouver au milieu d'une discussion passionnée avec des camarades ou des proches, où la spéculation règne démesurément sur la géopolitique et la géostratégie. Puissance militaire, comparaison des armées, scénarios de guerre imaginaires, armement, etc... Chacun se met à professer subjectivement son avis, à comparer les armées du monde et à les classer en fonction de ses préférences.
« La Russie est plus puissante que la Chine », « L'Inde est la prochaine superpuissance militaire », « Le Maroc est une puissance émergente », autant de supputations qu'on entend souvent dans les débats aussi bien sur les plateaux que dans les conversations entre amis. Les gens ont tendance à construire leurs opinions sur la base de nombreux indices publiés chaque année et largement relayés par les médias. On y évalue la puissance des armées en fonction de plusieurs critères. Il y a quelques jours, Global Fire Power a publié les résultats de son fameux classement qui a mis le Maroc en 61ème position loin derrière l'Algérie et l'Egypte qui se sont respectivement classées 26ème et 14ème. Ainsi, le Royaume a été classé sixième à l'échelon du continent africain avec un score de « 1,0524 », jugé, pourtant, élevé.
Les capacités des Forces Armées Royales y sont décrites. A en croire le rapport, en sus des 200.000 soldats actifs et 150.000 réservistes, les FAR disposeraient de 1761 chars et de 31.972 véhicules blindés, 453 unités d'artillerie automotrice, 211 unités d'artillerie et 48 projecteurs de missiles. A cela s'ajoute la flotte aérienne, constituée de 250 aéronefs, dont 83 avions de chasse, deux ravitailleurs et 6 hélicoptères. En mer, la Marine Royale serait armée de 121 navires militaires, dont 1 corvette, 6 frégates et 22 patrouilleurs.
Des indices relatifs
Pour livrer un tel aperçu sur les capacités militaires, l'indice puise ses sources dans les données consul[1]tables de la CIA qui publie chaque année « ‐e World Factbook ». Une sorte d'encyclopédie contenant des informations exhaustives sur le monde entier. L'indice se base sur une soixantaine de facteurs dont l'équipement militaire de toutes les composantes de l'armée, les ressources (munitions, infrastructure, logistique militaire, etc...), les effectifs, la population mobilisable, le budget militaire, la géographie et la démographie...
Bref, tout ce qui détermine la capacité d'une armée à mener une guerre. Est-ce suffisant pour mesurer dûment la puissance de l'Armée marocaine ? « Non », répond catégoriquement Mohamed Chakir, expert dans les questions de défense, qui n'accorde pas beaucoup de crédit à de tels classements, trop relatifs de son point de vue. « Les conclusions de ces indices ressemblent aux résultats des sondages », a-t-il argué, ajoutant : «Il s'agit, à vrai dire, de classements qui changent d'un institut à un autre au gré des conjonctures internationales ».
« Leur crédibilité demeure relative, mais cela ne veut pas dire qu'ils sont dépourvus de valeur puisqu'ils se basent, tout de même, sur quelques données plus ou moins concrètes », poursuit notre interlocuteur, convaincu qu'il faut s'armer de prudence en scrutant ce genre d'indices, dont les rapports ne reflètent pas toute la réalité de la puissance des Etats. En e et, la crédibilité de ces rapports dépend principalement des critères adoptés pour évaluer la puissance des armées à l'échelle mondiale et sur les données dont disposent les instituts spécialisés. Or, ces critères sont souvent jugés insuffisants par les experts.
Que vaut le Maroc militairement ?
Au-delà des spéculations et des approximations, que vaut vraiment la puissance de l'Armée marocaine ? M. Chakir la juge comme « puissance émergente en Afrique du Nord » et pas par hasard. En témoigne, poursuit-il, le choix des FAR par les Etats-Unis comme principal hôte du plus grand exercice militaire en Afrique, « African Lion ». Ce choix, selon lui, n'est pas fortuit puisque les Américains trouvent que parmi beaucoup de pays l'Armée marocaine est la plus qualifiée pour abriter et mener un méga-exercice d'une telle ampleur. Un constat qu'avait confirmé l'ex-chef de l'AFRICOM, le général Stephen Townsend, qui, lors de l'édition précédente, avait déclaré, au micro de « L'Opinion », que les FAR sont alignés aux standards de l'OTAN.
Ce qui compte vraiment
Au-delà de l'équipement, l'un des points forts du Maroc c'est la qualité de la formation du personnel militaire, souligne une source militaire ayant requis l'anonymat. Un constat partagé par Mohammed Chakir qui estime que c'est l'expertise sur le terrain qui fait parfois la différence. Sur ce point, notre expert rappelle que les FAR ont à leur compte une expérience historique de combat, acquise lors des con its auxquels elles ont pris part (Guerre des sables, celle du Sahara, et celle du Golan en 1973). Des luttes où les FAR ont montré une ténacité et une forte capacité d'adaptation dans la conduite des opérations.
À cela s'ajoutent les missions onusiennes de maintien de la paix, où les contingents marocains sont fréquemment déployés. C'est là un facteur probant de mesure de la puissance d'une armée, selon François Chauvancy, ex-général de brigade de l'Armée française et consultant en géopolitique, selon qui la formation et les capacités manœuvrières sont très importantes. Le consultant de la chaine LCI sur les questions de défense cite, à titre d'exemple, le cas de l'Armée russe qui, bien qu'étant armée jusqu'aux dents, a essuyé d'énormes revers en Ukraine.
M. Chauvancy pense que l'armement ne sut pas pour l'évaluation de la puissance de feu d'une armée. « Il ne s'agit évidemment pas d'un critère absolu, l'armement est certes indispensable, mais il faut aussi prendre en considération la formation du personnel militaire et des troupes en général, l'emploi des armes et la doctrine militaire », explique-t-il, ajoutant qu'il « faut garder à l'esprit que des armées théoriquement puissantes peuvent être vaincues par des armées inférieures ». Sur ce point, il donne l'exemple de l'armée ukrainienne qui fait preuve de résilience et d'une grande force morale en dépit de son infériorité théorique par rapport aux Russes. « Il s'agit là d'un critère majeur pour la puissance d'une armée. En définitive, ce qui compte, ce n'est pas uniquement l'argent et l'armement, mais aussi la volonté et la force morale pour gagner la lutte », conclut M. Chauvancy. Anass MACHLOUKH Trois questions au général François Chauvancy « On évalue une armée en fonction des missions qui lui sont assignées » François Chauvancy, Général de l'Armée française et Consultant en géopolitique, affaires militaires et défense, a répondu à nos questions sur la crédibilité des classements militaires.
- A votre avis, pourquoi les classements de la puissance militaire ne sont-ils pas crédibles ? –
Le dernier classement de « Global Fire Power » a été, à mes yeux, un peu surprenant puisqu'il ne reflète pas la réalité. Je trouve que les critères d'évaluation sont aléatoires. Ils se bornent au budget consacré à la défense, au nombre d'équipements, celui des effectifs, mais ne prennent pas forcément en compte la valeur militaire des armées. Pour preuve, la Russie est classée deuxième armée du monde malgré les défaillances dont elle fait preuve sur le font en Ukraine. Je vous rappelle qu'en 1990, on disait aussi de l'Armée irakienne était quatrième armée du monde. Ce genre de classements, qu'on retrouve chaque année, n'a pas beaucoup d'intérêt.
- Comment mesurer concrètement la puissance et la grandeur d'une armée ?
- Il faut avoir l'œil sur la réalité sur le terrain. Quand on veut évaluer une armée, on doit voir si elle est capable de remporter des victoires sur le théâtre des opérations. Concrètement, on évalue une armée en fonction des missions qui lui sont assignées et de sa capacité à les remplir. A quoi s'ajoutent les moyens dont elle dispose pour atteindre ses objectifs. Je rappelle que la première vocation d'une armée est de mener la guerre. Si vous prenez l'armée française, par exemple, elle est plus spécialisée dans les conflits de contre-insurrection et non pas dans la guerre conventionnelle comme celle en Ukraine.
- On remarque que l'Europe est en train de se réarmer, se dirige-t-on vers un chamboulement des équilibres et des rapports de force à l'échelon international ?
- Oui, absolument. De nombreux pays européens ont vidé leurs dépôts à cause des livraisons à l'Ukraine, il faut donc reconstituer les stocks et on se dirige vers une augmentation de la production des armes dans les prochaines années. Comme la guerre est redevenue possible en Europe, il faut s'y préparer. Recueillis par Anass MACHLOUKH L'info...Graphie Marine Royale : En quête de la force sous-marine ?
Beaucoup d'experts conviennent que la Marine a été, pendant des années, un des points faibles du Maroc. Mais ce retard est désormais rattrapé, estime Mohammed Chakir. En effet, depuis 2012, la Marine Royale a remarquablement renouvelé sa flotte après l'entrée en service de 4 nouvelles frégates (Tarik Ben Ziyad, Mohammed VI, Allal Ben Abdellah et Sultan Moulay Ismaïl) qui s'ajoutent à 4 corvettes et à une vingtaine de patrouilleurs. Le Maroc n'en dispose pas moins d'un sous-marin alors que d'autres pays de l'espace euro-méditerranéen comme l'Algérie ou l'Espagne en sont dotés. Interrogé sur ce point, Mohammed Chakir reconnaît que le Royaume pourrait avoir besoin d'un sous-marin vu que, selon lui, c'est indispensable pour un pays ayant deux façades maritimes. En 2021, plusieurs informations ont circulé dans les médias qui ont fait part de l'intérêt du Maroc pour ce genre de navires submersibles. Mais aucune confirmation officielle n'a été annoncée bien qu'il y ait eu des rumeurs sur l'éventuel achat d'un sous-marin d'occasion français.
Equipement : L'Armée marocaine poursuit sa modernisation
Depuis des années, les Forces Armées Royales sont en constante modernisation qualitative de leurs capacités défensives. « Depuis une vingtaine d'année, le Maroc essaie de renforcer son arsenal par un équipement plus moderne », explique Mohammed Chakir, rappelant, à titre d'exemple, l'acquisition des F-16 qui ont redonné un nouveau souffle à la flotte vieillissante des F5, F1 et des Mirages. Notre interlocuteur cite également la visible appétence pour les drones et les satellites.
Ce qui dénote, selon lui, d'une stratégie de modernisation qualitative où la qualité est plus importante que la quantité dans le choix des équipements. Une stratégie totalement opposée à celles de quelques pays voisins. En effet, le Maroc a enchaîné les commandes ces dernières années. Sur le plan aérien, en plus de la mise à niveau des F-16, le Maroc s'est doté des hélicoptères américains Apache, dont la livraison est prévue en 2024. Le Royaume renforce, en parallèle, sa défense antiaérienne, en se dotant des batteries anti-missiles israéliennes « Barak MX ».
A en croire des médias espagnols, les FAR en auraient déjà reçu quelques-uns. Malgré ces acquisitions, le Maroc n'a pas laissé tomber les fameux Patriotes dont il est intéressé depuis 2019, malgré les atermoiements du Congrès américain qui n'a pas encore donné son feu vert. Concernant les drones, le Maroc en a acheté tellement qu'on parle désormais d'une certaine « dronisation des FAR ». Les FAR, rappelons-le, ont acquis les drones turcs « Bayraktar TB2 » qui ont fait leur preuve au Haut Karabakh et en Ukraine, tout en manifestant une appétence particulière pour les aéronefs israéliens dont il a obtenu les drones suicides « HAROP » et les HERMS 900. Ceci n'a pas empêché le Royaume de faire appel aussi à la technologie chinoise.