Les Marocains arrivent en tête des étudiants étrangers en France, pourrait-on lire sur les colonnes des journaux français. Mais qu'en est-il des tout premiers nationaux à avoir choisi de poursuivre leurs études supérieures à l'Hexagone ? Rétrospection. Nous sommes en 1920. Le Maroc nationaliste s'ouvre à l'Occident sans pour autant renoncer à ses idéaux. Il met en vis-à-vis le protectorat empreint de la personnalité du Général Lyautey, à un autre aspect de protectorat qui évolue vers l'administration directe, sans poinçonner le passage de l'un à l'autre. Le nombre de bacheliers marocains qui ont bénéficié d'une bourse d'études en France entre 1920 et 1934 était de 53, comme nous l'apprennent plusieurs livres d'Histoire. « Dès les années vingt, quelques dizaines de pionniers, dont des fondateurs de l'Istiqlal comme Ahmed Balafrej, étudient en France. Après 1945, ils sont plusieurs centaines, issus des collèges musulmans et lycées français du protectorat, à étudier en France », élucide Pierre Vermeren, historien et fin connaisseur de l'Histoire du protectorat français au Maroc. Et d'ajouter, non sans détails de taille : «Paris était la destination rêvée, mais le protectorat répartissait les jeunes gens en province pour éviter la contagion des idées indépendantistes. Moulay Hassan a fait ses études de droit à Bordeaux. Puis on a construit la Maison du Maroc à la Cité Universitaire de Paris, peu avant l'indépendance du Maroc ». Les cracks du Bac de cette époque ont connu un Maroc aux airs de regain de vie après la première guerre mondiale. Cependant, la crise financière des années 30 met fin à une décennie de fort essor économique. L'intelligentsia nationale part en France, sous l'égide du Protectorat, mais nourrissant des perspectives patriotiques. En d'autres termes, ces précurseurs sont partis pour s'armer en savoir-faire afin d'en faire profiter la mère patrie. Néanmoins, nous ne pouvons pas parler des années 30 sans faire mention du Mouvement national naissant ou de l'un de ses initiateurs, Hassan El-Ouazzani. Porte-voix de ce mouvement, feu Allal El Fassi est revenu de France à Fès en 1934 où il participe au sein du Comité d'action marocaine à l'édification du Plan de réforme. Elu président du nouveau Parti national formé en 1937, il est exilé, peu après, au Gabon, par une mesure prise par le gouvernement français pour faire avorter les mouvements nationalistes marocains, pour une période de neuf ans. Coupé du monde et des siens, la parole a été reprise par ses détracteurs. Les francophones de la répartie Les années 30 ont également été marquées par la prépotence de journaux colonialistes de l'acabit de «la Quinzaine coloniale», «Le progrès colonial» et « La renaissance coloniale », qui voulaient faire du Maroc une colonie française à l'instar de « L'Algérie française ».
Ce que le Protectorat et l'école française n'ont pas pu contrôler, c'est que l'élève chevronné qui répondait au nom d'Allal El Fassi n'a connu ses années glorieuses et n'a sorti ses oeuvres les plus lues que pendant et après son exil. Loin de boycotter les études et l'écriture dans la langue de Molière et encore moins de fléchir devant tant d'admonestations, des intellectuels istiqlaliens répondaient à couteaux tirés à ces chroniques âpres et pas moins virulentes, dans un français aussi impeccable que celui de leurs calomniateurs. Grâce, en grande partie, aux étudiants marocains de France et à leur nationalisme incommensurable, ces journaux ont fini par faire choux blanc quand leurs critiques acerbes à l'égard du Mouvement nationaliste marocain n'ont pas atteint leur but escompté. El Fassi l'élève, El Fassi le leader Ce que le Protectorat et l'école française n'ont pas pu contrôler, c'est que l'élève chevronné qui répondait au nom d'Allal El Fassi n'a connu ses années glorieuses et n'a sorti ses oeuvres les plus lues que pendant et après son exil. Ainsi, sans s'y attendre le moindre du monde, la France l'a érigé en idole dans plusieurs villes et milieux du Royaume. De plus, à Paris, il rencontre l'émir Chekib Arsalan, partisan de la pensée panarabe, qui a nourri son désir de devenir le leader du premier parti indépendantiste de l'Histoire marocaine. Ainsi, en 1943, il fonde le Parti de l'Istiqlal, refait la houleuse expérience de l'exil et devient un écrivain des plus prolifiques, car il écrit en 1948 «Les Mouvements d'indépendance au Maghreb ». Houda BELABD Histoire Et les autres étudiants marocains ?
Les premiers Marocains à avoir foulé le sol français ne comptaient que quelques dizaines d'étudiants parmi leur rang. Et pour cause, le contexte réglementaire de l'époque était tel que le décret du 10 août 1932 sur la protection de la main-d'oeuvre nationale a fait obstacle à l'installation des Marocains dans les années 1930, étudiants et salariés compris, bien que les effets de cette loi aient été atténués dans certains secteurs, notamment l'agriculture. La fréquence des rapatriements devient, donc, régulière et le contrôle des départs vers le Maroc et des entrées en France, renforcé. Néanmoins, au seuil de la Seconde Guerre mondiale, des entreprises de travailleurs marocains sont dépêchées aux frontières orientales pour construire la ligne Maginot. De 1939 à 1940, trois contingents de 5000 travailleurs ont été recrutés au Maroc pour pourvoir des emplois dans l'agriculture, les usines d'armement et les mines. Les enfants de ceux-ci étaient, de plein droit, admis dans les rangs d'écoliers.
Excellence Les as de l'école d'Outre-Mer
Abou Bakr Kadiri, Ahmed Balafrej et Allal El Fassi, parmi d'autres, ont porté à bout de bras leur cause tant chérie qui est la libération du Maroc. Nés au début du siècle dernier, ils ont ouvert le bal des études supérieures en France. Au-delà des frontières marocaines, ils ont véhiculé leurs idées aux enceintes mêmes des Universités françaises. En 1934, Kadiri, homme politique et écrivain, est l'un des fondateurs du Mouvement national marocain et l'un des signataires du Plan de Réformes marocaines de 1934 et du Manifeste de l'Indépendance du 11 janvier 1944. Aussi, est-il l'un des précurseurs de l'enseignement moderne au pays, ayant fondé notamment la célèbre école privée « Annahda » à Salé, brandissant l'étendard de la langue arabe et la culture musulmane dans les années trente et quarante, nonobstant l'opposition des autorités du Protectorat. Ahmed Balafrej, émoulu de l'école des notables de Bab Laâlou de Rabat, puis ayant poursuivi ses études secondaires au Collège musulman de la Capitale (Moulay Youssef actuellement). Plébiscité par la France, il obtient son baccalauréat à Paris au Lycée Henri-IV, avant de poursuivre ses études arabes à l'Université Fouad Ier du Caire en 1927, et de retourner à Paris, à la Sorbonne pour son diplôme de sciences politiques de 1928 à 1932. Aussi, ces intellectuels istiqlaliens ont-ils réussi, grâce à leur patriotisme incontestable, à servir de trait d'union diplomatique entre la France et le Maroc, et ce, au lendemain de l'indépendance.
Trois questions à Pierre Vermeren La première communauté estudiantine marocaine de France était élue
l'Historien français et fin connaisseur de l'Histoire du Protectorat, Pierre Vermeren répond à nos questions. - Les tout premiers Marocains à avoir choisi de poursuivre leurs études supérieures dans l'Hexagone ont connu une autre France, un autre contexte politique, une autre page de l'Histoire. Parlez-nous-en. - Dès 1956, les études en France prennent une dimension considérable, avec 30.000 étudiants marocains dès cette année-là. Le chiffre, en plus de soixante ans, n'est jamais descendu sous cette barre. Dans les années 2010, il dépasse 35.000, les Marocains et les Algériens se relayant au premier rang des cohortes d'étudiants étrangers. L'ensemble est considérable. - A quoi auraient ressemblé les relations franco-marocaines si les cracks du Bac de cette époque avaient choisi de poursuivre leurs études supérieures sous d'autres cieux européens ? - Très vite, la math-sup du lycée Lyautey à Casablanca a été peuplée d'élèves marocains. Des centaines d'élèves-ingénieurs de tout le pays et de tous les milieux ont été envoyés dans les meilleures écoles françaises. Le ministre et polytechnicien M'hamed Douiri a créé dans les années 1970 une filière vers l'école des Ponts-et-Chaussées, car il avait besoin d'ingénieurs pour construire le pays. Puis la coopération franco-marocaine des années 1980 a créé les classes préparatoires des lycées publics, qui ont amplifié le mouvement. Ces milliers d'ingénieurs ont été au coeur de la coopération technologique et industrielle franco-marocaine. Beaucoup ont longtemps travaillé en France avant de se réinstaller au Maroc à la tête d'entreprises locales. Feu SM Hassan II avait puisé dans ce vivier pour construite l'Etat et un appareil financier à même de se battre dans une économie ouverte et mondialisée. - Les premiers Marocains à avoir fait leurs études supérieures en France ont, pour la plupart, brigué des mandats diplomatiques, gouvernementaux et politiques, fluidifiant ainsi le processus de dialogue bilatéral. Quelle est l'étendu de ce processus ? - Allal El Fassi et certains dirigeants de l'Istiqlal n'étaient pas à l'aise avec cette francisation des élites par le diplôme, et ils l'ont abondamment critiquée, notamment le risque de fuite des cerveaux. Il reste que tous ces cadres publics et ingénieurs à la tête des grandes entreprises ont facilité les échanges avec la France et l'Europe, tout en dotant le Royaume d'une autonomie de gestion et de compétences enviées jusque dans le Golfe. Recueillis par H. B.