Acclamé par les uns, fustigé voire détesté par les autres, cet islamologue suisse ne laisse personne indifférent. Enquête. «Un homme qui sent le soufre.» C'est ainsi que l'a présenté Serge Moati, présentateur vedette de l'émission française Ripostes du 28 janvier 2007, où ce dernier avait également reçu Philippe De Villiers, candidat aux présidentielles de la même année. Tariq Ramadan était supposé faire office de punching bag pour le candidat qui pensait pouvoir le reprendre sur ses déclarations à propos de l'application des châtiments corporels et la peine de mort dans certains pays musulmans, dans lesquelles il avait avancé l'idée d'un moratoire afin de discuter de ces problèmes et faire évoluer les mentalités. M. De Villiers, concurrent de Nicolas Sarkozy à l'époque, a cru bon d'utiliser les affirmations tenues par M. Ramadan lors du face-à-face de ce dernier avec M. Sarkozy pour exprimer son indignation et ainsi gagner quelques voix, mais le gouffre intellectuel béant qui le sépare de Tariq Ramadan a donné l'effet contraire que celui escompté par M. De Villiers. Le manque cruel d'arguments dignes de ce nom a tourné au ridicule l'ensemble des propos du candidat, le poussant vers l'usage d'attaques personnelles pour paraître moins stupide, ce qui n'a nullement fonctionné. M. De Villiers a usé de rapports statistiques portant sur des questions pour le moins contreproductives : «51% des Français musulmans se considèrent d'abord comme musulmans plutôt que comme français», a-t-il dit pour asseoir son idée, M. Ramadan, lui, n'a répondu que par une question simple : «M. De Villiers, vous êtes un catholique pratiquant, qui est le plus important pour vous, Jésus ou Chirac ?» montrant ainsi le vide sidéral qui compose la pensée de De Villier. Pour rappeler ce qui s'était passé lors du débat Ramadan/Sarkozy, ministre de l'Intérieur à l'époque et candidat aux présidentielles 2007, ce dernier n'avait pas manqué d'exprimer son indignation face à la proposition d'un moratoire dans le monde musulman pour discuter des châtiments corporels et a exigé l'expression d'indignation similaire de la part de Tariq Ramadan sous peine de ne pas croire en la sincérité de ses propos, une stupéfiante manière de montrer l'écoute et la bonne foie nécessaires à tout débat qui se respecte. M.Ramadan a pourtant été on ne peut plus clair sur ses propos et avait expliqué : «Je peux me contenter de m'indigner pour vous faire plaisir mais moi ce qui m'intéresse c'est de faire avancer le débat et l'organisation d'un moratoire permettra la suspension de tous les châtiments corporels pendant que l'on discute de l'applicabilité de ces peines.» explique Tariq Ramadan. Le message est pourtant simple et clair au point de se demander pourquoi les politiciens européens ne l'ont pas reçu avec la même simplicité dans laquelle il est exprimé. Autre déclaration surprenante de M.Sarkozi concernant l'interdiction du port du voile à l'école publique au nom de la laïcité, où il avait exigé de M. Ramadan : «soit vous dites aux petites filles musulmanes d'enlever le voile à l'école et l'on croit en votre sincérité, soit vous ne le faites pas et c'est le double discours». Tariq Ramadan semble décidément avoir une tendance à se faire mal comprendre des autres même dans la sincérité. Il prend même pour exemple la proposition du moratoire de Jacques Chirac quant à l'application de la peine de mort en Chine et qui n'avait suscité l'indignation de personne, tout le monde trouvait cela normal. Qu'est-ce qui diffère donc de la proposition de Tariq Ramadan ? Pourquoi suscite-t-il la méfiance de ces interlocuteurs qui l'accuse de vouloir islamiser l'Europe ? Et pourquoi tant d'animosités à son égard ? Origines et background En 1949, Hassan El-Banna, le grand-père de Tariq, fondateur des Frères musulmans, pourchassé sur ordre du roi égyptien Farouk, est assassiné pour ses activités politiques. En 1958, Wafa El-Banna, la mère de Tariq, part se réfugier en Suisse avec son mari Saïd Ramadan. Ils trouvent refuge à Genève, où ils élèvent leurs enfants Tariq et Hani. Né à Genève en 1962, Tariq a étudié la philosophie et la littérature françaises à l'Université de Genève. Il obtient une maîtrise après sa thèse de doctorat sur Nietzsche puis un doctorat en Islamologie. Entre 1988 et 1992, il occupe le poste de doyen au Collège de Saussure, à Genève. Ramadan étudie ensuite les sciences islamiques à l'Université Islamique d'Al-Azhar au Caire. Tariq Ramadan n'a jamais revendiqué les activités classées terroristes de son grand père ni n'en a fait l'éloge, ce qui, entre autres, lui a valu l'étiquette du double discours à plus d'une reprise. Par contre, il ne s'est pas empêché de rédiger une thèse complète sur la pensé religieuse de son grand père en la contextualisant, bien évidement, par rapport à son époque et à ses engagements politiques en se basant sur les épîtres très pauvrement connus et étudiés de Hassan El-Banna. Il a toujours défendu la personne de son grand-père tout en dénonçant la monstruosité des actes terroristes commis par son mouvement ou par les gens qui se réclamaient de lui. Selon Ramadan, Hassan El-Banna a été un pionnier de la révolution idéologique musulmane en avançant des interprétations déjà innovatrices pour son époque. Cette opinion n'est vraisemblablement pas partagée par tous. Les compétences académiques de Tariq Ramadan ne font aucun doute, son intelligence et son niveau intellectuel sont reconnus même par ses adversaires les plus farouches. Une chose est sure, M. Ramadan impose le respect. Le «double discours» Cette accusation est presque devenu un reflexe immédiatement enclenché par ses détracteurs dès qu'ils ont l'occasion de le croiser, le commenter ou d'écrire un papier, parfois même un livre, sur lui. «Le problème, explique-t-il, est que plusieurs de mes détracteurs m'accusent d'avoir un double discours alors que ce sont eux qui ont une double audition.» Pourquoi ? «Parce qu'ils cherchent à provoquer le clash entre les civilisations pour finalement présenter aux citoyens européens un épouvantail en la personne du musulman barbu avec une ceinture de dynamites à la taille. Les politiciens européens, et spécialement français, désirent un islam invisible au sein de la république, ils veulent des «jeunes» musulmans, en infantilisant des immigrés de la 5è génération, complètement invisibles», argumente-t-il. Ses adversaires se veulent des défenseurs d'une laïcité occidentale menacée, selon eux, par l'intégrisme maquillé de M. Ramadan qui fait peur par sa puissante capacité rhétorique, son agilité médiatique et son influence dans les milieux musulmans et les quartiers défavorisés d'Europe. Caroline Fourest est l'une des adversaires les plus féroces de Tariq Ramadan, elle a passé plusieurs années à travailler sur lui. Dans son livre intitulé Frère Tariq, elle essaye de mettre à nu les contradictions supposées de M. Ramadan en confrontant le discours des « plateaux télé » à celui prononcé dans des mosquées. Mais la «malhonnêteté intellectuelle» de Caroline Fourest, qui frôle le délit de stupidité littéraire quand l'on est en manque cruel d'arguments, fera que cette journaliste de premier plan se fasse littéralement éclater «façon puzzle», comme l'a qualifié Eric Naulleau, ancien chroniqueur vedette de l'émission «On N'est Pas Couchés», lors du seul débat qu'elle aura avec M. Ramadan. En effet, Caroline Fourest a, pour ainsi dire, falsifié des citations de M. Ramadan en les tirant hors de leurs contextes et en modifiant leurs ponctuations, sans parler des centaines de fautes factuelles que contient son ouvrage. Interpellé une nouvelle fois sur la question du moratoire pour la lapidation, Tariq Ramadan réexplique : «La condamnation de la lapidation je l'ai faite par rapport à l'Arabie Saoudite et par rapport au Nigeria, cela m'a valu l'interdiction de séjourner sur le territoire saoudien ce qui veut dire que j'ai une ligne conductrice à laquelle je suis resté fidèle depuis 20 ans et de laquelle je ne me suis jamais détourné. Je suis crédible contrairement à vous qui courbez l'échine face aux Saoudiens parce qu'ils ont l'argent pour vous faire taire». Une déclaration on ne peut plus explicite qui devrait fermer les volets à n'importe qui voulant l'accuser de double discours, mais cela n'a pas suffit. Les accusations continuent de pleuvoir jusqu'au jour où Caroline Fourest proclame être en possession de la preuve irréfutable de l'insincérité de M. Ramadan en l'objet d'une cassette enregistrée lors d'une prêche de ce dernier un vendredi où il semble clairement engueuler son auditoire leur reprochant d'aller aux piscines mixtes en prétendant ne rien porter d'impudique : «Mais qu'es- ce que tu regardes à la piscine ?! Il faut exiger des horaires séparés !» Du coup, M. Ramadan prête le flan à ses détracteurs en justifiants leurs accusations et tout le monde s'était dit «ça y est on le tient» ! Mais, coup de maître incontesté, M. Ramadan explique que : «quand vous êtes entre deux mondes et que vous essayez de construire des ponts, par la force des choses vous allez trouver du côté des musulmans de la controverse, des gens qui pensent que vous n'êtes pas suffisamment musulman et ça m'arrive beaucoup, et du côté de l'Occident où je vis effectivement, de l'incompréhension et des questions se posent parce que vous troublez par les questions que vous posez». Oui, il s'en est sorti, et bien qu'il ait pu convaincu nombre de ses adversaires, certains sont restés sur leurs positions en le traitant d'islamiste fondamentaliste comme ce fut le cas de Lionel Fravot, journaliste français, qui a avancé : «Je considère que vous êtes un homme dangereux parce que depuis une dizaine d'années vous écumez les plateaux télévisés pour donner une image de vous qui ne correspond pas vraiment ou pas du tout à ce que vous allez professer dans les banlieues françaises. Vous vous transformez en un redoutable prêcheur islamiste». Oscar Freysinger, conseiller national UDC - Suisse, a, quant à lui, affirmé que : «Tariq Ramadan est une sorte de maillon intermédiaire, il essaye de légitimer l'international islamisme par les discours intellectuels, c'est une sorte de rabatteur, de directeur des consciences qui soigne bien ses formes pour mieux faire passer son contenu, mais le fonds reste toujours le même, c'est un contenu fondamentaliste». Son talon d'Achille C'est inexorablement son frère Hani Ramadan, directeur du Centre islamique de Genève, qui lui cause le plus de soucis en s'associant à son frère Tariq dans ses déclarations pour le moins fondamentalistes. En effet, Hani Ramadan explique et défend la lapidation en tant que prescription religieuse et dit qu'il «ne condamne pas la loi divine», ce qui serait compréhensible pour un religieux, certes, mais tout à fait aberrant pour un Européen moyen qui ignore tout de la religion musulmane. En 1991, son ouvrage La Femme en Islam, dans lequel il explique la différence de statut des hommes et des femmes dans cette religion fait le buzz, ce qui ne calme aucunement les ardeurs de ses détracteurs et même ses collègues enseignants, chose qui lui a coûté son poste d'enseignant de français au Cycle d'orientation de la Golette dans la région de Genève. Questionné sur son frère Tariq, Hani Ramadan déclare : «Ce que vous devez absolument comprendre, c'est que Tariq et moi sommes complémentaires. Nous sommes comme les deux faces d'une même pièce. Nous savons parfaitement ce que nous faisons et où nous allons». Une déclaration pas du tout partagée par l'intéressé. Mehdi Mouttalib