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Le mystérieux monsieur Ramadan
Publié dans La Gazette du Maroc le 08 - 12 - 2003

Tariq Ramadan, théologien musulman suisse d'origine égyptienne, est aujourd'hui au centre d'un débat qui en fait un antisémite très virulent doublé d'un théoricien dont les discours s'accommodent avec brio des situations et des interlocuteurs. Invité surprise il y a quelques semaines au forum social européen,
le prédicateur musulman multiplie les sorties pour se défendre de telles accusations. Retour sur les idées d'un penseur qui flirte avec l'islamisme radical et le libéralisme modéré.
Tariq Ramadan bouge beaucoup ces dernières années. Après le 11 septembre 2001, la guerre contre les Talibans, la poursuite infructueuse de Ben Laden et du Mollah Omar, Guantanamo, la cabale anti-musulmane, les dérives des penseurs européens de tous poils, les amalgames et les accusations hâtives, le théologien suisse d'origine égyptienne, petit-fils du fondateur du courant islamiste radical des Frères musulmans, a trouvé le moment propice pour mettre en scène une grande entrée émaillée de belles sorties médiatiques sur fond de guerre de civilisations, choc des cultures et autres variations sur le thème de la haine de l'autre et toute l'idéologie qui en découle.
C'est l'occasion tant rêvée par tout intellectuel pour mettre à l'épreuve ses convictions, lancer des débats de société et surtout amener le dialogue sur des sujets sensibles qui ne sont pas de simples thèses d'amphithéâtre pour étudiants en mal de dissertations.
Ramadan dans l'arène
Tariq Ramadan jette l'ancre dans ce florilège d'idées et d'exégèses sur le thème du “terrorisme islamiste” et tente des ripostes, des réponses, des attaques pour marquer d'un côté sa présence sur la scène idéelle mondiale, d'un autre côté pour donner le change aux détracteurs de la pensée islamique dont il se considère l'un des principaux porte-étendard.
En moins de trois ans, il aura accumulé un grand nombre de discours, de voyages, de séminaires, de prêches particuliers et de controverses médiatiques. Dernier incident en date, un accrochage survenu le 3 octobre dernier lors du forum social européen où Tariq Ramadan a tenu à avoir sa place.
L'histoire commence par l'envoi d'un texte de l'intellectuel musulman sur une liste de discussions d'Internet pour le Forum social européen de novembre. Ce même texte a été publié dans son intégralité dans Politis n° 771. Tariq Ramadan jette alors un pavé dans la mare à un moment où les discours sur l'antisémitisme vont bon train et remplissent des colonnes entières de journaux. Dans un texte glissé sur la toile du Forum social européen, Tariq Ramadan avait mis en cause "des intellectuels juifs français", les accusant notamment de défendre Israël par réflexe communautaire.
La peur et l'indignation n'ont pas tardé à faire leur entrée dans le jeu des luttes identitaires et communautaristes. Cela a commencé par le maire PS de Paris Bertrand Delanoë et le secrétaire national du PS chargé des questions de société, Malek Boutih, qui ont critiqué, après plusieurs autres responsables de leur parti, les propos tenus par Tariq Ramadan.
Celui-ci, déjà dans l'œil du cyclone, visé par toute une armada d'intellectuels en soutane, se doutait bien que sa présence lors d'un événement aussi important et porteur de symboles n'allait pas passer inaperçue, et que cela susciterait les déclarations les plus virulentes sinon les plus incendiaires. Ce qui n'a pas tardé, comme devait l'espérer le penseur suisse puisque très vite les trois courants du PS, représentés par Manuel Valls, Vincent Peillon et Jean-Luc Mélenchon, avaient accordé leurs violons pour dire que Tariq Ramadan "ne peut pas être" du mouvement altermondialiste, car il "s'est inscrit dans la tradition classique de l'extrême droite". Et leur porte-parole Julien Dray d'ajouter pour conclure que "Tariq Ramadan n'a pas sa place au FSE". C'est ce qu'on appelle mettre le feu aux poudres puisque l'exclusion d'un penseur de confession musulmane pourrait avoir de lourdes conséquences dans un climat social français très tendu. C'est là que les organisateurs du FSE sont intervenus pour expliquer que le texte "très mauvais, mais pas antisémite" de Ramadan n'avait jamais été mis sur le site Internet du Forum, mais seulement "publié dans les listes de discussions".
La valse des partis politiques et sous-partis entame alors sa ronde de va-et-vient entre interdit et souplesse.
A gauche,le MRC, très proche de Chevènement s'est aligné sur les socialistes, en "condamnant totalement" le texte de Ramadan considéré comme "adversaire de la République". Dans cette cohue ni les Verts, ni le PCF, ni la LCR n'ont jugé bon de surenchérir sur les prises de position du PS. Mais les Verts par la voix de leur porte-parole Yves Contassot n'ont pas mâché leurs mots en affirmant que le PS cherche des "prétextes pour avoir une participation minimum au forum, où sont soulevées beaucoup de questions vis-à-vis desquelles il n'est pas très à l'aise". Noël Mamère, le leader des Verts a estimé que cette "campagne" est un "moyen de déstabiliser le Forum comme cela avait été tenté pour celui de Florence où on avait annoncé des troupes de casseurs et voyous". De leur côté, les communistes ont fait dans la prudence et le sens de la nuance en affirmant que "le FSE porte des valeurs parmi lesquelles la lutte contre le racisme et le refus de toute discrimination ”.
Tariq Ramadan se voit alors très vite pris dans le tourbillon d'un orage de pensées qui le satanisait en France puisque six jours plus tard, c'est la presse qui se saisit du dossier et en fait ses choux gras.
Le Nouvel Observateur publie un article signé par Claude Askolovitch qui va droit au but sans ambages ni fioritures: “peut-on être altermondialiste et antisémite ?”. Ramadan est non seulement un penseur qui multiplie les doubles voire les triples discours, il est surtout accusé d'antisémitisme, de haine contre les Juifs et de fomenteur de climat malsain dans une France qui se bat pour calmer les ardeurs entre les confessions. Tariq Ramadan est encore une fois indexé et à en croire ses antécédents, il faut penser qu'il aime cela et le cherche par tous les moyens. Les réactions vont filer bon train et c'est l'un des ténors de la libre pensée moderne, Bernard-Henri Lévy qui, le 10 octobre, réserve son bloc-notes dans Le Point, à ce qu'il appelle déjà “l'imam genevois” considéré comme “l'un des porte-parole des courants les plus durs de l'Islam européen”.
Il faut dire que l'argument de monsieur Lévy est à la fois tendancieux et faible. On ne peut pas d'un côté jeter la pierre aux idées des autres tout en appelant à la liberté de pensée. Surtout quand il s'agit d'un prédicateur musulman qui a souvent prêté le flanc aux détracteurs par des textes mal écrits ou idéologiquement douteux pour ne pas dire contradictoires. Le 11 octobre, il est prévisible que Libération ajoute sa brique à l'édifice du conflit: “des relents d'antisémitisme sur la toile altermondialiste”.
Quand Glucksmann
s'en mêle
L'avalanche prend alors corps à la grande joie du penseur genevois puisque le même jour, l'éditorialiste du Figaro Magazine, Joseph Macé-Scaron, tranche : “une autre personnalité que Tariq Ramadan serait immédiatement sommée de s'expliquer.” Sauf que les procès qui ont fusé de toutes parts n'ont pas voulu d'une explication de la part de l'auteur de ce fameux texte, mais ils ont conclu, jugé et classé l'affaire avec un verdict par contumace où Tariq Ramadan fait les frais du communautarisme le plus cru. Aucune des publications n'a reproduit le texte de l'auteur pour donner à ses lecteurs la liberté de se forger une opinion juste, aucune des publications n'a jugé bon de laisser le penseur musulman s'expliquer sur les portées de son texte même si elles étaient réellement douteuses.
La règle même de la liberté d'expression voudrait que l'on laisse n'importe quel accusé se défendre surtout quand il le demande et le revendique comme c'est le cas pour Ramadan.
A relire les archives des publications citées plus haut, il n'y a que le Monde qui a été plus sage en faisant de ce texte une analyse plus nuancée et moins tendancieuse. Ignorance, snobisme d'intellectuels en mal de patience, manque de probité intellectuelle, il est clair que cela a ouvert la voie à tous les dérapages d'interprétations sur la base d'un texte dit litigieux mais nulle part reproduit pour qu'on puisse tirer au clair ses tenants et aboutissants.
Une telle cabale ne pouvait avoir tout son sens sans que l'un des potentats du communautarisme intellectuel y mette son grain de sel. André Glucksmann se saisit de la tribune du Nouvel Obs pour asséner le coup fatal : “Ce qui est étonnant, ce n'est pas que monsieur Ramadan soit antisémite, mais qu'il ose désormais se revendiquer comme tel.”. Pour tout lecteur qui n'a pas lu le texte de Ramadan, l'arrêt de monsieur Glucksmann est sans appel. Pourtant nous sommes loin de la réalité d'un article certes gauche mais dont les relents antisémites ne sont pas aussi définitifs qu'on le laisse croire.
Monsieur Glucksmann, qui souffre de ce qu'il est convenu d'appeler le syndrome identitaire convulsif, n'hésite pas une seconde pour servir à ses lecteurs une contre-vérité aussi immonde. Parce que la probité intellectuelle voudrait que l'on soit juste dans ses jugements surtout quand il s'agit d'un terrain aussi glissant et dangereux.
Monsieur Glucksmann, à moins qu'il soit amnésique, a dû lire, lui qui a suivi «l'étendue» de l'affaire Ramadan depuis le lendemain du 11 septembre, que le penseur genevois a toujours clamé haut et fort qu'il n'est pas antisémite, qu'il a affirmé à maintes reprises que la lutte contre la judéophobie est sa priorité. Ce sont des déclarations faciles à trouver qui ont été publiées dans la presse française et notamment Le Monde du 23 décembre 2001.
Ramadan touche juste
Quand on voit tout ce corps pousser des cris d'orfraie, nous sommes presque pris de panique en voyant toute la crème intellectualisante de l'Hexagone brandir ses slogans de la lutte contre le racisme et appeler au respect des sacro-saints préceptes de la liberté cheval de bataille de la République. Mais quand on jette un œil même furtif sur l'acte d'accusation de Tariq Ramadan, nous sommes sidérés de voir tant de supercherie autour de cette histoire. Tariq Ramadan dit très haut et très fort ce que beaucoup en France pensent tous les jours très bas sans pouvoir le dire. Il accuse certains intellectuels “juifs français”, ou “nationalistes”, “de développer des analyses de plus en plus orientées par un souci communautaire qui tend à relativiser la défense des principes universels d'égalité ou de justice”.
Ce qu'il dit là est en somme un sentiment presque collectif puisque de mémoire de lecteur on n'a pas souvenir d'avoir déjà vu des cautions morales, des pontes de la pensée moderne tels que Alain Finkielkraut, Alexandre Adler, Bernard-Henri Lévy condamner le génocide orchestré par l'armée israélienne pas plus que la politique de répression d'Ariel Sharon. Il est d'ailleurs fort puéril de voir Askolovitch s'indigner que l'on puisse décrire Alain Finkielkraut comme “un défenseur de Sharon”. Parce qu'il n'y a pas un seul document prouvant le contraire où l'intellectuel frileux et impulsif a osé une seule fois dans toute sa carrière sortir de l'ombre identitaire pour laisser une place ne serait-ce que minime à la vérité que le monde entier visualise à longueur de journée avec l'approbation de tous ceux qui gardent le silence.
Au moins depuis les trois dernières années où le conflit entre Palestiniens et Israéliens a atteint un haut degré de haine et de meurtres, il n'y a pas trace d'une seule marque d'audace qui irait au-delà des intérêts communautaristes. A cet égard, l'exemple de Théo Klein est très édifiant et pourrait être très utile aux philosophes français d'origine juive. Pour l'ancien président du Crif, “ c'est une erreur de sortir la violence antijuive de son contexte général avec l'air de dire : "quand ça touche les autres, ça ne nous intéresse pas".
La réalité est aujourd'hui celle qui dirait qu'aucun des intellectuels visés par Tariq Ramadan n'a eu le courage d'un Avraham Burg, l'ancien président de la Knesset, qui a osé demander à son pays de se retirer des territoires “sans mégoter”. Ce qui est plus choquant c'est de voir tous ces penseurs des temps modernes se cantonner dans des pensées et dogmes doctrinaires qui sont très proches du choc des civilisations cher aux néo-conservateurs américains qui sont aujourd'hui en croisade contre tout ce qui n'est pas leur idéologie hégémonique. D'abord le soutien inconditionnel au recours à la guerre dans la politique de Bush et de Sharon, ensuite tout ce charivari sur le voile en France comme si l'avenir de la République en était tributaire.
C'est là qu'un retour en arrière se trouve justifié pour constater que les penseurs juifs de France ont toujours eu peur du mouvement altermondialiste et surtout de José Bové, souvent stigmatisé par les mêmes penseurs qui y voyaient une menace puisqu'il défendait, entre autres principes fondamentaux, le droit des Palestiniens à avoir une terre.
Les différences de points de vue se creusent davantage puisque les altermondialistes sont antiguerre voire pacifistes alors que les Finkielkraut et consorts ont été les premiers à justifier la guerre de Bush et de ses faucons alors qu'il était clair pour le plus simple des citoyens du monde que ladite guerre était une sale guerre de pillage et de mainmise sur les richesses d'un autre pays sous des prétextes qui se sont avérés depuis mensongers et criminels.
Le grand tort n'est pas de venir forcer le débat sur des questions cruciales de la société mondiale moderne, mais sous prétexte de croire être détenteur d'une quelconque caution morale, on vient fustiger, incriminer toute personne qui oserait poser le doigt sur des faiblesses de pensées et d'idéologies qui confinent au racisme le plus plat.
Sur ce chapitre là, nous sommes loin de donner beaucoup de crédit à Tariq Ramadan dont l'idéologie au sein même de la communauté musulmane reste très louche vu ses positions sur le voile et sur la condition de la femme toujours très flexibles et adaptables à plusieurs niveaux d'approche et de lecture. Mais, il est clair que sur le volet de la frilosité des penseurs juifs de France, son propos même maladroit touche juste.


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