Ce positionnement donne cette impression que la France cherche tous les moyens à rattraper son retard d'appréciation sur les portées des révolutions tunisienne et égyptienne. C'est un vrai tournant que vient de dessiner pour la diplomatie française le ministre français des Affaires étrangères Alain Juppé. Lors d'un colloque sur «Le printemps arabe» organisé par le Quai d'Orsay, il vient de dégoupiller une belle grenade politique, à savoir la possible ouverture d'un dialogue avec les islamistes modérés. La césure est si visible et la posture si tranchée et nouvelle qu'elle vaut citation: «Nous devons parler, échanger des idées avec tous ceux qui respectent le jeu démocratique et, bien sûr, le principe fondamental du refus de toute violence…. Je souhaite qu'il s'ouvre sans complexe aux courants islamistes dès lors que les principes que je viens d'évoquer (...) sont respectés de part et d'autre». Pour mesurer l'ampleur de ce nouveau positionnement, le plus simple est de rappeler les positions classiques qui ont façonné la diplomatie française à l'égard des islamistes fussent-ils modérés et qui avait gagné les élections dans un processus démocratique tout ce qu'il y a de transparent. Lorsque le Front islamique du salut avait gagné le premier tour des élections législatives en Algérie en 1992, la France fut parmi les premières nations à applaudir la décision de l'appareil militaire algérien d'avorter cette expérience démocratique. Lorsque le Hamas palestinien a remporté les élections en territoires palestiniens en janvier 2006, la diplomatie française s'était alignée sur la position américaine de mettre en quarantaine ce mouvement et de ne pas reconnaître sa victoire et son leadership préférant investir sur son rival de toujours le Fatah du président Mahmoud Abbas. Et lorsque, pour sortir du bourbier afghan, certaines voix proposent d'ouvrir un dialogue entre le président Hamid Karzai et «des Talibans modérés», la diplomatie française est parmi les pays qui doutent à haute voix de la possible existence d'une quelconque modération dans la galaxie des Talibans. C'est à la lumière des ces raidissements successifs qu'on mesure l'ampleur du tournant que vient d'inaugurer Alain Juppé. Une telle position exprimée de manière aussi structurée ne peut être attribuée à une excitation conjoncturelle que dicterait la tenue d'un colloque auquel ont été invités des représentants de la mouvance islamiste égyptienne et tunisienne. Ce nouveau positionnement, certainement validé par le président Nicolas Sarkozy, donne cette impression que la France cherche tous les moyens à rattraper son retard d'appréciation sur les portées des révolutions tunisienne et égyptienne. Il l'a fait sur un plan international en façonnant les frappes militaires contre Mouammar Kadhafi. Elle le fait en direction des opinions arabes en sortant la carte de la nécessaire intégration des islamistes modérés dans le jeu politique local. En acceptant l'idée même de l'existence «d'islamistes modérés» capables de jouer le jeu pacifique de la démocratie, Alain Juppé adopte une position américaine dont le département d'Etat n'hésite pas à ouvrir ses portes et à encourager cette tendance parmi la mouvance islamiste. Et cette nouvelle position a un prix. Au-delà de l'ensemble des cartes et des alliances qu'une telle approche va nécessairement redistribuer au sein même des alliés arabes de la France, il s'agit en priorité de faire vivre à l'appareil diplomatique français une vraie révolution culturelle à l'égard des mouvements islamistes.