La Maquette De nature craintive, je n'ose plus, ces derniers jours, prendre le monstre qu'on appelle communément «Bus» pour la simple raison qu'un crime y a été perpétré par un voleur qui a éventré sa victime en plein jour devant tous les usagers du bus sans que personne n'ose l'arrêter. Dieu merci, notre cité commence à ressembler aux métropoles américaines où l'on assassine les gens comme on change de chaussettes ! Alors, pour ne pas mourir bêtement dans un bus, je préfère marcher. Et ce matin, je me dirige sagement vers la municipalité qui est assez loin du quartier où je réside. Ne me conseillez surtout pas de prendre un taxi: Ma bourse restreinte est loin d'assouvir la faim des chauffeurs des taxis dont les compteurs tournent à une vitesse vertigineuse. Marcher ne me dérange nullement, il ne fait pas très chaud en cette mi-août où, normalement, la canicule devrait être au rendez-vous. Les rues sont pleines à craquer, ce qui me permet de déambuler au milieu de cette houle humaine où personne ne me connaît (je suis Gadiri et je deviens, pendant les vacances estivales, un extra-terrestre dans ma propre ville !) J'arrive enfin à la municipalité dans le but de légaliser un document. A peine ai-je franchi le seuil du portail vitré qu'une foule bruyante attire mon attention. Ne pouvant résister à mon instinct de curiosité, je me renseigne. On m'explique que la commune d'Agadir va distribuer des parcelles de terre afin de créer un nouveau lotissement auquel on donnera un nom qui fait rêver, prélude au bonheur, à la sécurité et à la sérénité. Tout ce beau monde est venu déposer sa demande. On me montre même la maquette du projet. Beaucoup de gens sont en train de l'admirer bouche-bée, faisant le même rêve : y habiter un jour ! Incapable de résister à la tentation, j'admire moi aussi la maquette. Elle est tout simplement parfaite : J'y vois un lotissement joliment bâti avec tous ses ingrédients: maisons, immeubles, édifices publics, rues, espaces verts, etc. Rien n'y manque, un parfait petit coin du paradis! Et mon imagination espiègle commence à me jouer des tours: Je me vois me rétrécir, me rétrécir jusqu'à ce que je devienne minuscule, aussi grand qu'un pouce. Et comme Alice au Pays des Merveilles, je pénètre dans l'univers de la maquette. A la porte principale, un homme m'arrête et me demande: «Que viens-tu faire au pays des merveilles, étranger? - Je viens visiter votre cité merveilleuse. Le puis-je? - Sois le bien venu, étranger ! Suis-moi ! Je suis le guide de la cité. » Je suis docilement le guide qui me fait visiter fièrement toute la maquette. La visite est enrichissante: j'ai vu de belles maisons avec leurs petits jardins et des appartements spacieux. J'ai visité un beau square plein de fleurs et de plantes exotiques. Il y a aussi une maison des jeunes, une salle de cinéma, un théâtre, un terrain de sport et un conservatoire. J'ai visité aussi un dispensaire, des écoles primaires, un collège, une mosquée, un marché. Il y a aussi des bains maures, des fours publics, des rues parsemées d'arbres fruitiers, des bancs publics... Il y a tout ce dont rêvent ceux qui veulent vivre dignement. J'aimerais bien y habiter, tiens!... Soudain, une tape amicale sur l'épaule me réveille de mon rêve fabuleux: « Alors, tu viens déposer ta demande? Tu veux avoir une parcelle dans ce lotissement ? - Tu sais bien que je n'ai même pas de quoi payer le premier versement. Je me contente d'admirer la belle maquette. Tu penses toi, que tout cela se réalisera? - Faut pas rêver! D'abord, seuls les pistonnés et les corrupteurs en seront les principaux bénéficiaires. Tu peux toujours déposer ta demande et attendre Godot ou la fin du monde! Ensuite, ceux qui ont les moyens construiront leurs maisons, y habiteront ou les loueront et tout le reste se métamorphosera magiquement: à la place de la maison des jeunes par exemple, tu verras pousser un café ou une pâtisserie. Tu as compris ? - Dommage! C'est si beau sur la maquette!» Je sors de la municipalité en rêvant encore de cette jolie maquette qui ne verra jamais le jour. Je pense aussi à tous ceux qui n'ont pas un logement et que le loyer tue mensuellement. A tous ces pauvres gens, j'ai envie de dire : Rétrécissez-vous et allez vivre dans la maquette de la municipalité! Faut pas rêver!