La communauté marocaine à Bruxelles compte deux maalemine gnawa. Ensemble, alors qu'ils ne jurent pourtant que par le Maroc, ils réinventent cet art musical religieux en revenant à sa source. La communauté marocaine à Bruxelles, extrêmement concentrée et nombreuse, a importé avec elle ses habitudes culturelles. Parmi elles : les gnawas. Issus d'une confréries d'esclaves subsahariens arrivés au Maroc dès le 16e siècle, ces musiciens perpétuent oralement la mémoire de ces origines par des pratiques rituelles mêlant animisme, culte musulman, culte des saints locaux et des esprits des ancêtres. Aujourd'hui, la capitale belge compte plusieurs maalemine, auxquels s'intéressent Hélène Sechehaye et Stéphanie Weisser. Dans leur article, «'En Belgique, il n'y a rien' ? Le Rituel de la Lila chez les Gnawas Maroxellois», ils l'expliquent : «Régulièrement, au début des recherches, une critique tombait dès les premiers échanges : comment pouvions-nous comprendre les 'vraies' pratiques gnawa si nous n'allions pas voir 'sur place', au Maroc ? En plus d'un désintérêt presque général pour le sujet, [la réponse des musiciens maroxellois eux mêmes] furent sans appel : 'en Belgique il n'y a rien', 'il n'y a pas d'esprits, pas de sacrifices'. Un musicien nous a même affirmé que Rida [un des maalemine] perd ce caractère 'habité' en Belgique, mais le récupère dès qu'il revient au Maroc.» Au fil de leurs recherches, ils ont toutefois découvert l'histoire très récente de cette communauté – en dépit de l'ancienneté de la communauté gnawa en Belgique – et ses spécificités. Tout commence avec l'installation à Bruxelles en 1998 de Rida Stitou, fils du maalem Abdelwahid Stitou de Tanger. Il rassemble des musiciens autour de lui et co-fonde une association culturelle. Il sera rejoint progressivement par d'autres musiciens gnawa venus du Maroc. Ensemble, ils forment le groupe «Gnawa de Bruxelles». De ce premier groupe naît un second, en 2009, après une scission : «Black Koyo» mené par Hicham Bilali, héritier d'un maalem de Fès. Les deux groupes se produisent dans des fêtes de quartiers, concerts en plein air, parades, soirées musicales dans des bars... Ils organisent également des lilat mais il ont dû adapter leurs pratiques au contexte spécifique de Bruxelles. Il y a ainsi parmi les musiciens plus de femmes qu'au Maroc. Elles aimeraient concevoir un groupe exclusivement féminin, comme le souhaite également les hommes, mais en réalité les deux groupes gnawa se sont installés dans la mixité. Aux origines de traditions séculaires Par ailleurs, la diversité des origines des musiciens des deux groupes et leur nombre restreint obligent les deux maalemine à élargir leur répertoire. Rida, originaire de Tanger, joue plutôt dans le style chamali («du nord»), et Hicham et Driss, de Fès, jouent dans le style global marsawi («du port») et dakhili («de l'intérieur») mais leurs musiciens fréquentent leurs deux groupes et se retrouvent pour jouer ensemble parfois lors d'évènements ou des lilat. «Cette cohabitation systématique force les maalemīn à s'adapter à leurs koyo : Hicham a ainsi remarqué qu'il ne joue que la moitié du répertoire qu'il a appris à Fès car la majorité des musiciens de son groupe, issus de Tanger, ne peuvent pas le suivre lorsqu'il joue des morceaux spécifiques à Fès. Il lui est difficile de leur enseigner car les contextes de performance sont bien moins nombreux qu'au Maroc, et organiser des répétitions n'entre pas dans les modes de transmission gnawa traditionnels.» L'ensemble peut donner une diversité stylistique qu'atteindrait rarement un même groupe au Maroc. Surtout, le sacrifice rituel, condition sine qua non des lilat à vocation thérapeutique, reste totalement impossible en Belgique où la loi encadre strictement l'abattage des animaux. «Certains patients parviennent à négocier cette difficulté : une patiente a expliqué se rendre au Maroc pour effectuer les sacrifices préliminaires aux lilat qu'elle organise à Bruxelles. Elle y trouve aussi plus «d'utilité», selon ses mots, car partager la viande du sacrifice fait acte de charité (ṣadaqa) : les conditions de vie plus dures des habitants rendraient cet acte plus, pertinent au Maroc», écrivent-ils encore. Si la pratique des gnawas est modifiée et adaptée au contexte bruxellois, la signification profonde de cet art religieux est également différente de celle qui est donnée au Maroc mais loin d'être réduite – comme dans le cas du sacrifice – elle relève plutôt d'un retour aux origines voire à l'essence de cette pratique. L'exil comme thème de prédilection «Fréquemment, les pratiques gnawa bruxelloises sont explicitement liées à des discours sur le voyage, la souffrance, l'exil. Les musiciens qui ont migré à Bruxelles affirment en effet comprendre plus intensément les paroles des chansons, qui décrivent la souffrance de l'exil originel des ancêtres subsahariens (...) La diaspora primaire, celle des esclaves subsahariens déplacés au Maroc, chantait la nostalgie de son exil et de son asservissement», notent les chercheuses. Comme au Maroc, cependant, la pratique gnawa a tendance à se séculariser, à s'éloigner de sa valeur spirituelle et thérapeutique originelle. En revanche, selon les auteures, «à Bruxelles elle n'est pas attribuée, comme au Maroc, à l'ignorance des jeunes générations ou leur éventuel appât du gain. Elle est communément admise comme un facteur incontournable (...) On peut dès lors considérer que cette déterritorialisation s'avère être aussi une libération : affranchis de la contrainte d'efficacité rituelle et thérapeutique dont ils ne sont plus les garants, les Gnawa maroxellois peuvent réinventer le sens des līlāt, les investir de significations nouvelles et multiples et mettre en place, progressivement, des pratiques et des styles musicaux propres». Pour les deux chercheuses, la pratique gnawa à Bruxelles manifeste donc par ses singularités, son retour au source, comme son indépendance plus facile vis à vis de la dimension religieuse et spirituelle, un potentiel intéressant pour adopter une trajectoire vraiment singulière. Une originalité comme une richesse dont les Gnawa maroxellois restent inconscients car pour eux, pour l'instant, le Maroc demeure symboliquement «le centre» et Bruxelles «la périphérie». La Revue Civilisations est une revue d'anthropologie à comité de lecture. Diffusée depuis 1951, elle publie, en français et en anglais, des articles relevant des différents champs de l'anthropologie. Relancée depuis 2002 avec un nouveau comité éditorial et un nouveau sous-titre (Revue internationale d'anthropologie et de sciences humaines), la revue encourage désormais particulièrement la publication d'articles où les approches de l'anthropologie s'articulent à celles d'autres sciences sociales, révélant ainsi les processus de construction des sociétés. Les auteures Hélène Sechehaye est enseignante et chercheure au sein du laboratoire de musicologie de la Faculté de philosophie et de scienes sociales à l'Université Libre de Bruxelles. Elle n'a, pour l'heure, publié de travaux que sur les Gnawas de Bruxelles. Stéphanie Weisser est titulaire de plusieurs diplômes universitaires dans le domaine de la musique : musicologie, ethnomusicologie et acoustique musicale. Elle a mené des recherches sur des instruments à cordes traditionnels d'Ethiopie, d'Inde et du Kenya, dans le cadre de ses recherches doctorales et post-doctorales. Depuis 2010, elle est Maître de Conférences en Ethnomusicologie à l'ULB. Elle a publié deux CD aux Archives Internationales de Musique Populaire de Genève : «L'Ethiopie. Chants de bagana» et «Kenya. L'obokano, lyre des Gusii».