Au commencement était un court séjour au Maroc. Rien ne prédit alors que l'écrivain et musicologue américain Paul Bowles allait quitter New-York pour élire domicile à Tanger. C'est par un été des années 1940 que la citadelle l'adopta pendant plus de 50 ans. «De nos jours, le seul moyen de vivre au Maroc est de se rappeler constamment que le monde est encore plus répulsif ailleurs». C'est par ces mots que Paul Bowles (1910 – 1999) se confiait à son ami romancier William Burroughs (1914 – 1997), dans une lettre datée de 1963. Dans le temps, il avait déjà fait le tour de plusieurs régions du Maroc, notamment le Sahara qu'il prit le temps de sillonner, la ville de Fès où il espérait s'installer, mais surtout Tanger, où il passa la majeure partie de sa vie. Dans cette lettre, Paul Bowles expliquait pourtant qu'il n'avait jamais prévu de vivre dans la citadelle. En cette seconde moitié du XXe siècle et à l'image des auteurs de la Beat Generation dont il est une figure de proue, l'écrivain américain se sentait plus proche des peuples en lutte contre la colonisation. L'œuvre de ses compères, dont William Burroughs, était portée sur la critique du puritanisme et du conformisme américains, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (1939 – 1945). En effet et depuis les années 1930, Paul Bowles et ses amis percevaient les signes d'un essoufflement de la vie américaine et américanisée. L'artiste ne s'accommodait guère à ce rythme où industrialisation et consommation finissaient par aliéner l'humain et par avoir raison de ses valeurs. Paul Bowles à Tanger / Travels, collected writings (1950 - 1993) Le tour du monde en musique Musicologue de formation, Paul Bowles voyageait beaucoup à travers le monde, en quête d'univers encore insoumis à cette hégémonie industrielle, surtout sur le plan artistique. Il cherchait de nouveaux sons et des compositions à expérimenter, ce qui l'amena à parcourir l'Amérique latine. Il documenta ses passages au Mexique ou à Cuba, puis se laissa guider jusqu'aux Indes. Il se rendit à Paris, partit à la découverte d'Oran et de l'Afrique du Nord et s'émerveilla de tout ce qu'il voyait. Paul Bowles, tel un nomade éternel, voyageait dès qu'il le pouvait. C'est notamment dans ce cadre qu'en 1931, il séjourna dans plusieurs villes européennes. A Paris, il rencontra le cinéaste Jean Cocteau (1889 – 1963), ou encore le compositeur américain Virgil Thomson (1896 – 1989). C'est également dans la capitale française que son amitié avec l'écrivaine et dramaturge Gertrude Stein (1874 – 1946) se renforça. En juillet de la même année, lors d'une soirée entre amis réunissant Paul Bowles et Gertrude, entre autres, celle-ci lui proposa de se rendre au Maroc. Selon elle, le jeune musicologue mettrait la main sur une mine d'or culturelle, où il serait servi en rythmes musicaux variés à étudier de plus près. C'est ainsi que Paul Bowles se rendit à Tanger, pour la première fois de sa vie. Il tomba immédiatement sous le charme de la ville septentrionale et fut déterminé à revenir. Ce n'était que le début d'un séjour qui dura plus d'un demi-siècle, influençant la majorité de ses productions artistiques et littéraires. Un déclic artistique A sa première virée tangéroise, l'écrivain ne séjourna que trois mois. Mais en 1933, il revint et resta plus longtemps, accompagné cette fois-ci de l'écrivain et photographe Charles-Henri Ford (1913 – 2002). Par la suite, Paul Bowles quitta la citadelle pour parcourir d'autres contrées. Dans la foulée des voyages et des rencontres, il fit la connaissance de l'écrivaine Jane Auer (1917 – 1973), qu'il épousa en 1938. Il revint à Tanger au lendemain de la Seconde guerre mondiale (1939 – 1945), accompagné de sa conjointe. Jamais Paul Bowles n'avait élu domicile pendant plus de six mois dans un même endroit, lui qui enchaînait jusque-là les voyages aux quatre coins du monde. Mais c'est ici que cette situation changea. Jane et Paul Bowles saluant leurs voisines dans la Médina de Tanger / Ph. Travels, collected writings (1950 - 1933) Dans l'ouvrage Conversations with Paul Bowles, cosigné avec Gena Dagel Caponi, des extraits de correspondances de l'auteur nous renseignent sur les raison de cette sédentarisation hasardeuse. En 1947, année où il s'installa avec Jane à Tanger, il expliquait à Charles-Henri Ford les raisons de ce premier long séjour : «Je n'ai jamais songé à rester à Tanger pour une durée indéterminée. Mais je m'y suis laissé vivre sans raison précise. Peut-être parce qu'ici, on peut facilement subvenir à ses besoins, que la vie n'est pas chère et que voyager devient tellement laborieux… Justement, ma principale raison de rester serait le fait que je n'aie plus l'énergie d'empaqueter mes affaires à chaque fois, de me déplacer ailleurs très souvent.» Place Amrah dans la Médina de Tanger, près de laquelle Paul Bowles acheta une maison traditionnelle en 1947 / P.B in Travels, collected writings C'est ainsi que le hasard de la vie fit de Tanger une nouvelle demeure pour Paul Bowles et un véritable repère artistique pour son œuvre. Là-bas, il écrivit des nouvelles avec Jane, produisit des enregistrements sonores, traduisit des textes et des ouvrages et rencontra les maîtres de Jajouka, dont il documenta le patrimoine. En revanche, c'était à ce moment-là que Paul et Jane devenaient des colocataires et des partenaires de travail, beaucoup plus qu'un couple. Paul Bowles vivait son homosexualité ailleurs et Jane fit de même. Connaissant déjà des tensions, leur relation se crispa davantage lorsque l'écrivain décida la même année d'acheter une maison à la Casbah, de la partager avec le producteur de théâtre Oliver Smith (1918 – 1994) et de convier Jane à «venir y vivre». Par ailleurs, Tanger devint le centre de la majorité de ses productions, aussi bien littéraires qu'artistiques… (G. à d.) Oliver Smith, Jane et Paul Bowles à New York, le 23 mai 1947 / Ph. Irving Penn (1917 - 2009)