Il est artiste par amour pour les autres, pour l'Autre À la base, il s'aime (comme tout artiste) Il s'aime comme être vivant, il aime la vie Il veut faire aimer la vie à l'Autre, aux autres D'où son caractère central : la générosité. Il cherche la vie, il court après les autres (« théâtre des gens »), il court après la vie pour en faire jouir les autres, comme il en jouit lui ou plus, puisque, lui, peine, travaille, guerroie pour les autres, ces spectateurs/jouisseurs de la vie sans peine dans la salle, devant sa scène à lui. Sa scène (« du berceau à la tombe ») où il peine et sue, se prête à tous les risques : sifflements, trac, blancs, ridicule, entorse, extinction de voix, interdiction, oppression, injustice, pressions des puissants, faux bond des riches, perfidie des pauvres... Mais son amour est un amour critique, passe par la critique, car quand on aime, on critique pour élever l'Autre, pour l'inciter à s'améliorer, pour qu'il soit mieux que nous, pour qu'il soit plus admirable que soi-même... Cela se traduit par une fusion dans l'autre, avec l'autre, fusion dans sa beauté, dans ses qualités humaines, dans les bienfaits de ses actes et ambitions. On veut que l'Autre soit meilleur que nous, car on l'aime autant qu'on s'aime, on veut qu'il soit artiste, meilleur artiste... L'artiste admire un seul artiste : le public. Seul le public l'impressionne et emporte sa plus grande admiration et force son plus grand respect. Tayeb était ainsi et, forcément, cette attitude de l'artiste idolâtrant ainsi son public suppose l'humilité. L'humilité qu'on a face à ce qu'on aime avant tout... L'Autre et la vie... La vie des autres et surtout des plus humbles parmi les humbles : les pauvres, les opprimés, les menacés ou victimes de toutes les injustices, des affres et des difficultés de la vie, les menacés de ne pas jouir assez de la vie, comme la joie de vivre, la joie d'aimer, la joie de rire, la joie de se moquer (lui, se moquait, joyeusement, de tout, y compris de lui-même), de jouir de la dérision et de la dérision de l'Autre... La joie d'admirer la beauté du verbe, du costume, de la couleur, du trait de calligraphie, des formes, des airs de la musique, de la rime de la réplique, de sa résonnance « assassine »... Tayeb donc se transportait, avec ouverture, et amour, vers les menacés dans leur vie matérielle et immatérielle, il voyageait ainsi vers eux là où ils se trouvent ou s'exilent : de l'Irak au Canada, de Casa à Oujda... du boulevard de Paris (de sa caverne platonicienne, le martyre « Théâtre Municipal» de Casa) au cinéma Saâda de Hay Mohammadi ou à Derb El Miter dans le quartier Bouchentouf...) Il est fils de voyage dans la société, fils prodige de l'exil et de l'exode, depuis Mogador... Exode de petites gens de couches urbaines traditionnelles (Azemour, Salé, Marrakech, Fès, Meknès, Essaouira...), des médinas de l'urbanité du 19ème siècle vers l'urbanité des ghettos du 20ème siècle pour « indigènes » parqués par l'occupant « civilisateur »... Derb Soltan, Derb « Carrières Carlotti », Derb Spagnol, Derb Bouchentouf, Derb Bel Aâlia, Derb Achorfa & Tolba, Sidi Maârouf, Derb Martinet, Derb Lihoudi, Derb Al Fassi, Derb Al kabir, Derb Al Aâfou, Al Korea... Fils d'exode d'une classe urbaine, il a voyagé vers les exils des sans terre des années 50, les plus démunis que lui, les moins armés que sa classe, des années 50 et 60... de Majd, Ishak, Habachi, Salah Eddine,, Touria, Naima... Vers Batma, Omar, Boujmeii, Hamid... Et puis le voyageur, fils de la contrée d'Ibn Batouta, voyage vers les ancêtres et leurs contrées d'origine, les terres d'Abou Hayan, d'Al Hamadani... Voyager et scruter/fouiller les terres, les hommes, les femmes, les générations, les patrimoines, la lettre, la couleur, les vers... Ici, plus loin, dans le monde, au-delà des mers et des océans (Méditerranée, Atlantique...). On peut imaginer qu'il aurait eu aussi le projet d'un théâtre qui vogue sur un bateau depuis Mogador, plantant sa scène port après port, offrant ses spectacles dans l'arrière-pays de tous les ports du monde, comme un conquérant de nouvelles terres et mémoires par l'art comme glaive... Notre grand voyageur, par air, mer et terre, dans les textes, dans les calligraphies, dans les mémoires des places et des sanctuaires des saints et des soufis, il était une vigie, il avait une vue panoramique d'épris et de conquérant de liberté pour soi et pour ses publics, pour les siens, pour sa société « mémorable » qui déborde de millions de mémoires : les Marocains et Marocaines. Sa liberté « grand angle », piste fleurie plutôt que bitume sec (« Zeft »), permettait à sa société de se regarder, de travailler sur elle-même, sur sa mémoire, son existence, ses rêves et cauchemars, ses croyances et fausses croyances, et donc d'avancer, de progresser, de s'affranchir de l'oubli, du déni, de la méchanceté et surtout de la médiocrité. Avec Tayeb, on a progressé : on a découvert un art, le théâtre ; on a redécouvert nos musiques et nos chants (Al Malhoun, cet inépuisable traité de sociologie sur notre société ; on a reconnu notre patrimoine et notre esthétique ; on a admiré la beauté de la scène, du costume plastique et visuel, du praticable contorsionniste ; on a applaudi le génie de la mise en scène sur une forme d'espace ancestral : Al Halqa et sa filiation plus Romaine et Amazigh que grecque et italienne : « Al B'ssat » On a découvert le mystère du vide, de la lettre, de l'accessoire ; la pertinence décapante de la réplique, qui interpelle et interroge plus qu'elle ne proclame ou déclame, qui dérange plus qu'elle ne rassure, qui sème le doute dans les certitudes qui empêchent d'avancer, de s'affranchir, de s'élever... Comme le Fqih, (son père l'était), il était Maître-animateur qui est rigoureux, dur mais bienveillant pour vous encourager à vous remettre en question, par un mot, un geste, une image, un élément étudié de décor... Il vous pousse, avec gentillesse exquise, parce que souvent sarcastique et théâtrale à vous dépasser : « il faut écrire tous les jours », me répétait-il au téléphone, un soir d'hiver, hivernal aux plans physique comme au plan culturel... Lui, le faisait. Durant plus de 50 ans, il a joué, pour nous, pour notre équipe, la société de ce pays, le rôle de pivot, distributeur de pistes de voyages dans nos êtres, individuels et collectifs...Distribuant des balles magiques, remplies de tous les airs de nos âmes et de nos mémoires... Ce n'est pas par hasard qu'il aimait et jouait le Basket- Ball (ses rendez-vous traditionnels de matchs de Basket au « Miami Beach »)... Sport que je partageais et qui rendait Tayeb Saddiki plus aimé encore. Si Tayeb, je t'ai aimé et admiré, retiens-le là-haut, retenez-le ici-bas.