Les pourparlers sur la réforme du droit de grève sont de nouveau lancés, mais le projet de loi organique peine à voir le bout du tunnel. Si les syndicats appellent à l'amendement de certains articles, les groupes de l'opposition s'attendent à une réécriture intégrale du texte, tandis que le patronat est passablement satisfait de l'actuelle mouture. Eclairage. Alors que le projet de loi organique n°97.15 définissant les conditions et les modalités d'exercice du droit de grève est actuellement en discussion au sein de la Commission des secteurs sociaux, le Front marocain contre les lois sur la grève et la retraite a tenu un sit-in dimanche devant le Parlement, appelant à abandonner l'actuelle mouture du texte. Selon le groupement syndical, le projet de loi ne répond pas aux aspirations de la classe ouvrière et vide l'action de la grève de sa substance. Une position partagée également par une bonne partie de la Commission parlementaire, dont la première réunion s'est tenue, jeudi dernier. Les députés de l'opposition, mais aussi de la majorité, ont émis leurs réserves quant à la forme actuelle du texte, notant qu'il contient quelques déséquilibres structurels, d'où la nécessité de refaire le circuit, en intégrant toutes les parties concernées dans le dialogue. Le même constat a d'ailleurs été dressé par le Conseil Economique, Social et Environnemental (CESE), qui, dans son avis en la matière, a précisé que « 22 articles des 49 sont consacrés à l'exercice du droit de la grève dans le secteur privé contre 4 seulement pour l'exercice de ce droit dans le secteur public et les établissements publics». L'Institution, qui alors été dirigée par Ahmed Reda Chami, estime que le texte privilégie la dimension répressive dans 12 articles sur 49, alors que le cadre législatif devrait surtout mettre en place des garanties juridiques nécessaires pour l'exercice et la régulation de la grève.
Vers plus d'équilibre Les parlementaires ont ainsi appelé la tutelle à prendre compte des recommandations du CESE et du Conseil National des Droits de l'Homme (CNDH), lequel avance que le cadre législatif pourrait limiter le droit de grève en interdisant notamment les grèves de solidarité et les grèves tournantes, ainsi que l'occupation des lieux de travail. Le ministre de l'Inclusion Economique, de la Petite Entreprise, de l'Emploi et des Compétences, Younes Sekkouri, a fait montre d'ouverture vis-à-vis des remarques des élus, précisant que les amendements permettraient de revoir ces dispositions. Un avis qui ne fait pas l'unanimité chez les syndicats, du fait que plusieurs articles «doivent être réécrits intégralement», sans oublier le préambule de la loi organique qui n'existe pas, alors qu'il est l'épine dorsale du texte. En effet, et comme épinglé par le CESE, les articles relatifs aux sanctions (NDLR : Articles 35 - 45) sont rédigés de manière négative, au risque de priver les grévistes de leurs droits. Dr Abdesselam Idrissi, Président de la Cour Internationale de Médiation et d'Arbitrage et Professeur de droit à l'Université Mohammed V, nous rappelle dans ce sillage que le projet de loi organique n° 97.15 a été retiré en 2016 à cause des défaillances qu'il comportait. « Par exemple, il a adopté le principe du salaire contre travail, stipulant qu'un salarié gréviste ne mérite pas de salaire pour les jours de grève, car cette période est considérée comme une suspension temporaire du contrat de travail. Cela est incorrect, car le salarié est ainsi puni deux fois : une fois pour avoir fait grève, ce qui peut se traduire par un non-paiement de son salaire, et une deuxième fois par la loi qui permet à l'employeur de ne pas lui verser de salaire pour cette période de grève », explique notre expert. La prochaine étape s'annonce donc ardue pour le ministre, car si les syndicats s'opposent catégoriquement à ce genre de «tournures législatives», les organisations patronales, comme la Confédération Générale des Entreprises du Maroc (CGEM), plaident pour un encadrement strict des grèves afin de limiter leur impact économique.
Revendications légitimes ? Pour les syndicats les plus représentatifs, dont l'Union Générale des Travailleurs du Maroc (UGTM), la classe laborieuse est surtout en quête de la reconnaissance des droits syndicaux, la protection contre les abus envers les grévistes et la mise en place d'un mécanisme de règlement de conflits qui protège les travailleurs. Youssef Allakouch, membre du Comité exécutif de l'UGTM, donne l'exemple des peines privatives qui persistent encore dans l'actuel projet de loi, notant qu'en cas de conflit, «l'employeur est souvent en position de force puisqu'il dispose d'une armada d'avocats capables de le défendre, ce qui oblige les travailleurs à se soumettre». Raison pour laquelle les travailleurs attendent de la loi qu'elle assure une protection efficace contre les abus et les représailles des employeurs, selon Dr Abdesselam Idrissi, notant que la législation doit inclure des mesures concrètes pour protéger les grévistes contre les discriminations, les menaces ou les sanctions de la part des employeurs. Le texte législatif ne doit pas, selon notre expert, traiter les grèves comme des actes criminels lorsque les conditions légales ne sont pas totalement remplies. «La législation doit offrir un cadre juridique précis pour l'organisation et la conduite des grèves, en définissant des procédures claires pour la déclaration des grèves, les négociations et les résolutions des conflits», prône Dr Abdesselam Idrissi, précisant qu'un cadre bien structuré aidera à éviter les grèves abusives et à assurer que les actions de grève se déroulent de manière ordonnée et respectueuse des droits de toutes les parties impliquées. Désormais, la balle est dans le camp des parlementaires, qui devront trouver le bon équilibre d'un cadre législatif au point mort, depuis presque une décennie. Trois questions à Mohamed Chemssy : « Il faut trouver l'équilibre entre liberté des salariés et stabilité pour les entreprises » * Le projet de loi sur le droit de grève tarde à voir le jour. Comment ce blocage législatif impacte-t-il les acteurs du monde du travail au Maroc, aussi bien employeurs que salariés ? Ce blocage législatif génère une incertitude qui pèse sur l'ensemble du monde du travail. Pour les salariés, la grève est un droit constitutionnel protégé par les conventions internationales signées par le Maroc, représentant un levier essentiel pour défendre leurs intérêts. Pour les employeurs, cependant, cette absence de cadre juridique clair fait de la grève un facteur de risque pour la continuité de l'activité et de la productivité. D'où l'urgence, pour le législateur, de trouver un juste équilibre qui permette de garantir les droits des salariés tout en répondant aux préoccupations des entreprises.
* Quels leviers peuvent être activés pour dépasser ce blocage et aboutir à un consensus autour du projet de loi sur le droit de grève ? Ce projet de loi aura des répercussions sur les conditions de la grève pour des décennies à venir. Il est donc essentiel que les parlementaires, qui assurent le pouvoir législatif dans notre pays, adoptent une approche critique et approfondie, allant au-delà du simple déblocage. L'objectif est d'élaborer des dispositions équilibrées et justes pour toutes les parties concernées.
* Comment une loi peut-elle garantir la liberté de travail tout en prévenant les grèves sauvages ? C'est un véritable test pour le pouvoir législatif au Royaume, car la qualité de cette loi dépendra de son expertise et de sa vision. La mise en œuvre de cette loi organique, promise depuis longtemps, s'appuie intégralement sur la Constitution marocaine. Il est crucial de l'examiner en profondeur afin de repérer et d'éliminer toute ambiguïté susceptible d'entraîner des malentendus, de manière à trouver un équilibre entre le respect de la liberté de travail et la régulation des mouvements sociaux. Dialogue social : Le coût dur sur l'économie nationale L'absence de réformes dans la loi relative au droit de grève représente un obstacle majeur pour le bon fonctionnement de l'économie nationale, précise Dr Abdesselam Idrissi. « Ce cadre législatif, crucial pour réguler les conflits sociaux, joue un rôle fondamental dans la stabilité du marché du travail et, par extension, dans la santé économique du pays. Une législation obsolète en matière de droit de grève peut entraîner des perturbations significatives dans divers aspects de l'économie, affectant tant les relations industrielles que l'attractivité économique du pays », ajoute notre expert. «Une loi inadaptée peut également exacerber les tensions, car elle ne répond pas aux enjeux actuels des relations industrielles», note Idrissi, affirmant que le manque de clarté dans la réglementation des grèves peut mener à des revendications excessives ou mal dirigées, augmentant les conflits et affectant la motivation des employés, ce qui, en retour, diminue la productivité et l'efficacité des entreprises. CESE : Pour un meilleur mécanisme de médiation Sur la base de plusieurs auditions de tous les acteurs concernés et d'une lecture minutieuse du projet de loi, le CESE a estimé que le projet de loi, tel qu'élaboré initialement, n'est pas de nature à protéger les droits aussi bien de l'employeur que du salarié vu le flou des définitions des prérogatives et des droits de chacune des parties. Le Conseil a critiqué également le fait que plusieurs catégories professionnelles soient exclues du texte de loi. Les rédacteurs du rapport préconisent une nouvelle approche d'élaboration du texte en y tenant davantage compte des principes et des conventions internationales. Il est important, juge le rapport, qu'il y ait un équilibre plus clair entre le droit de grève, en tant qu'acquis constitutionnel incontestable, et la liberté du travail de sorte à ce que la compétitivité et la productivité des entreprises ne soient pas impactées tout en préservant les intérêts matériels des salariés et leur droit à recourir à la grève quand ils le jugent nécessaire. Du point de vue du CESE, il faut renforcer les mécanismes de médiation au sein de l'espace de travail et élaborer un texte clair et lisible qui épargne aux acteurs concernés la querelle des interprétations. Concernant l'aspect punitif, le Conseil s'oppose à la sanction par des peines de réclusion. Par contre, il est recommandé d'établir des amendes avec une proportionnalité par rapport aux transgressions professionnelles. Le Conseil voit plus loin en appelant le gouvernement à s'inspirer des pratiques internationales pour établir une législation qui prenne en compte les nouveaux modes d'organisation de travail, tel que le travail à distance.