Le ministre de la Justice a de nouveau suscité la colère des magistrats qui ont vivement réagi à ses propos sur les "peines sévères". L'incompréhension continue de régner entre les deux camps. Décryptage. Rien ne va plus entre le ministre de la Justice, Abdellatif Ouahbi, et les magistrats avec lesquels il ne s'entend plus depuis son arrivée à la tête du ministère. A peine a-t-on tourné la page du bras de fer sur le Statut des magistrats, fortement décrié par les juges, qu'une nouvelle polémique a éclaté. Ouahbi a provoqué la colère des magistrats en leur reprochant d'être trop sévères à l'égard des accusés lors des procès. C'est ce qu'il a fait savoir lors de son dernier passage à la Chambre des Représentants où il a qualifié les peines prononcées par les juges de "sévères", alors qu'il parlait des peines alternatives dont la loi a été votée à l'hémicycle.
Les magistrats répliquent
Ces propos ne sont pas passés inaperçus chez le corps de la magistrature qui a fulminé contre le ministre, mal aimé de plusieurs professions judiciaires, dont les robes noires, qui n'acceptent pas sa façon de faire et son langage « débridé ». En avant-garde de cette colère, le Club des Magistrats du Maroc n'a pas manqué de monter au créneau en accablant le ministre de critiques dans un communiqué au ton dur.
Le Club, présidé par le Juge Abderrazak Jebari, a accusé le ministre d'avoir porté atteinte à l'indépendance de la Justice et outrepassé ainsi ses compétences. "Le Club fait part de sa sidération des propos tenus par le ministre qui est censé respecter le plus strictement possible son devoir de réserve et les institutions, dont l'institution judiciaire", précise le communiqué, rappelant que le pouvoir judiciaire est indépendant conformément à l'article 107 de la Constitution.
D'un ton péremptoire, les magistrats membres du Club ont unanimement reproché au ministre d'avoir remis en cause l'indépendance de la Justice en tenant de tels propos, considérés comme préjudiciables à l'honneur de la magistrature et au respect qui lui est dû. Selon eux, le ministre n'est qu'un membre de l'Exécutif auquel il n'appartient pas de commenter les décisions et les verdicts prononcés par la Justice, au nom de SM le Roi. "Il n'a aucun droit de faire le commentaire des décisions judiciaires tant que celles-ci sont contestables par voie de recours", poursuit le Club qui a fait part de son rejet le plus ferme des propos de Ouahbi, susceptibles de provoquer la défiance des citoyens envers la Justice après les multiples efforts consentis par toutes les composantes de l'Institution judiciaire pour rétablir la confiance à l'égard des Tribunaux du Royaume.
Des peines trop sévères ? Les magistrats contestent par les chiffres
Dans leur réquisitoire, les magistrats ont contesté la véracité de ce qu'a dit le ministre au Parlement. Selon eux, le procès qu'il leur a fait ne tient à aucune réalité et n'est pas confirmé par les statistiques, dont celles de son propre département. "Ces propos sont récusés même par les raisons derrière l'introduction des peines alternatives dans le Code pénal", explique le Club sans détailler davantage cet argument. Contacté par nos soins, le président du Club, Abderrazzak Jebari, a fait remarquer que les peines d'emprisonnement courtes sont tellement nombreuses que les peines alternatives ont été introduites. Là, le président du Club des magistrats explique que "le fait que les peines de courte durée soient si nombreuses est une preuve du contraire de ce que prétend le ministre".
En fait, selon les statistiques officielles, dont celles de la Délégation Générale à l'Administration Pénitentiaire et à la Réinsertion (DGAPR), les peines inférieures à 2 ans sont à la tête des peines prononcées. Près de 50% de la population carcérale est condamnée à des peines courtes, selon le rapport de la DGAPR de 2022.
Dans le détail, 24% des prisonniers sont condamnés à des peines entre 2 et 5 ans et 20% sont condamnés de 1 à 2 ans de réclusion. Concernant les peines de 5 à 10 ans, elles concernent 16% de la population totale des établissements pénitentiaires.
Entre-temps, près de la moitié de la population carcérale, (41%), est détenue à titre préventif. Ce à quoi veut remédier la réforme portée par Ouahbi qui veut désengorger les prisons en permettant aux juges de condamner des coupables d'infractions punies de moins de 5 cinq ans à des sanctions autres que la réclusion (bracelet électronique, travaux d'intérêt général, amende journalière...etc.).
L'origine du malentendu
Ouahbi n'a pas manqué de défendre sa réforme lors d'une journée d'étude organisée, vendredi, au Centre de dialogue public et d'études contemporaines à Fès. Selon lui, cette réforme vise à améliorer le système judiciaire marocain puisque l'emprisonnement ne bénéficie nullement à l'Etat qui supporte un coût faramineux. D'où la pertinence des peines alternatives.
Mais là, il s'est montré plus diplomate qu'il ne l'a été quelques jours plus tôt lorsqu'il s'est présenté à l'hémicycle pour le vote du projet de loi n°43.22. Devant les députés, Ouahbi s'était montré très critique vis-à-vis du système pénal. Il a laissé entendre que la loi pénale, telle qu'elle fut avant la réforme, a fait que les peines de prison soient fort disproportionnées. Les coupables passibles de deux ans de prison se voient condamnés à 5 ans tandis que ceux qui ne méritent que 10 ans sont condamnés à 20 ans, a-t-il dit, suscitant ainsi la colère dans les rangs des juges.
La philosophie de Ouahbi
Dans l'idée qu'il se fait de la Justice et de la politique pénale, Ouahbi considère que l'emprisonnement est un mal nécessaire qu'il conviendrait d'éviter et n'y faire appel qu'en dernier recours. Il s'agit plus, à ses yeux, d'un moyen de dissuasion que de châtiment. Dans son esprit, il vaut mieux que les gens redoutent la prison que d'y aller passer une peine. A cet égard, il a avancé l'argument des mineures condamnées dans les affaires de vandalisme. Dans ce cas, il a jugé qu'il était inutile de les envoyer en prison, pour sauver leur vie et leur avenir.
Par ailleurs, les juges se défendent en disant qu'ils ne font qu'appliquer la loi que le législateur a élaborée, ce dont Ouahbi convient lui-même en reconnaissant que le code pénal doit être changé. Les juges refusent ainsi d'être un bouc émissaire des carences de la politique pénale et demandent à ce qu'ils soient mis à l'écart des polémiques inutiles.
En plus des peines alternatives, le code pénal devrait faire l'objet de plusieurs ajustements et plusieurs changements au niveau de plusieurs articles. La réforme n'a toujours pas été présentée par le ministre de la Justice.
Anass MACHLOUKH Un désamour qui dure ! Depuis son arrivée à la tête du ministère de la Justice, Abdellatif Ouahbi a eu plusieurs frictions aussi bien avec les avocats qu'avec les magistrats. Sa façon de concevoir la réforme du système judiciaire dans son ensemble, notamment celle des métiers de justice, s'est heurtée à une forte opposition des professionnels qui lui reprochent de procéder unilatéralement sans donner assez d'importance à la concertation. Les juges, rappelons-le, se sont fortement opposés aux réformes des lois relatives à la magistrature, dont le Statut des magistrats. De leur côté, les robes noires ne s'entendent plus avec le ministre concernant les réformes afférentes à leur profession. La tension est telle que l'Association des Barreaux du Maroc compte saisir le Chef du gouvernement pour se plaindre de la cessation du dialogue.