Habillé de ma vigueur, j'entends monter du côté gauche du poème une pensée du désastre». C'est sur ces propos que s'ouvre le dernier recueil de poésie de Rachid Khaless : «Dissidences» (Ed. L'Harmattan, Coll. «Poètes des cinq continents», 2009, 80 pages). Ce jeune poète, qui a déjà publié un premier recueil il y a quelques années («Cantique du désert», Ed. L'Harmattan, 2004), compte parmi les voix les plus talentueuses du Maroc. «Vigueur» et «pensée du désastre» constituent les termes programmatiques de ce nouveau florilège. Une langue vigoureuse et une syntaxe rythmée qui cheminent en poèmes en prose dressés contre les évidences. Le poète fraie sa voie / voix «dans la faille des mots où veille le doute» pour (d)écrire «le féroce sublime» (p.17). La tonalité dominante me rappelle à maints égards l'âge d'or d'un certain Mohammed Khaïr-Eddine : un verbe souvent violent, des passages qui échappent à la ponctuation et un univers qui baigne dans le sang, le sperme, le corps en éclat, lumière agressive… A cela s'ajoutent des interrogations poétiques et permanentes sur la force ou l'inanité des mots («Quel chemin parcourir parmi des mots hostiles à s'atteindre» p.51), sur l'écriture («écrire est le plus éclatant des scandales» p.70), et sur l'impossible tentative de saisir le fugace ainsi que l'urgence de «voler au silence des mots» (p.49). Khaless serait-il sur les traces d'Arthur Rimbaud qui précisait dans «Une Saison en enfer» : «J'écrivais des silences, des nuits, je notais l'inexprimable. Je fixais des vertiges» ? Peut-être… mais sur un autre mode personnel. Les textes sont dominés par un «je» qui se débat avec la langue, les idées et les émotions. Le poète en apostat de l'amour» proclame, persiste et signe : «L'amour, une obscénité que j'aurais voulu démolir / je forgerai d'autres mots de l'amour : dans la déflagration de l'orgasme, je serai le mâle et la femelle» (p.19). Une déflagration qui retentit dans le recueil et laisse jaillir une violence verbale qui sème des lambeaux du corps en éclat. Et le poète se délecte : «Je mords, je scalpe, j'avale les aquarelles sur la chair qui hennit ses mille secousses orphéoniques» (p.20). Des mots rares côtoient le langage familier dans cet univers, «vil et sublime y voisinent», le nauséabond n'est jamais loin de l'odoriférant… Le tout dans l'harmonie esquisse un nouveau monde sur les ruines de l'ancien dans un rythme qui secoue le lecteur et l'entraîne vers un ailleurs à découvrir. Les lecteurs sont happés : «Enduits de mon sang, les mots éclabousseront votre innocence» (p.55). L'ailleurs poétique est souvent situé dans les marges de la société comme cette Tanger où le poète a vécu «un trop-plein d'amour et de kif» ou bien ces «jardins amers» où il cueillait «des lumières vénéneuses». Ne pas trop chercher à comprendre, c'est le poème qui prime pour Rachid Khaless. Il faut se laisser guider par cette voix qui «tour à tour […] séjourne dans la boue ou dans le zénith» (p.27). Une autre logique préside ici : «trace fugace ralliant le vide. Car la faiblesse est la force» (p.29). Tout est dit, il suffit de lire. A cet égard, me revient à l'esprit le fin mot de Valéry : «On doit toujours s'excuser de parler peinture». Ce constat est aussi valable pour la poésie, je m'y suis risqué et j'avais envie de m'en excuser. Cependant Valéry ajoute (et ceci atténue ma mauvaise conscience) : «Mais il y a de bonnes raisons de ne pas s'en taire». La poésie est bien le moyen qui explore l'insaisissable et Rachid Khaless a raison de clore son recueil sur ces énigmes : «Je me jouerai de / Ma mort / Et des mots je / Mourrai / Ici / Je ressusciterai / Dans nulle / Demeure» (p.80). En 4e de couverture, on peut lire ce propos qui me parait convenir parfaitement à ce cheminement poétique : «Le poète poursuit un parcours personnel sans concessions, interrogeant constamment ses limites propres et les possibilités du langage». Et je laisse le dernier mot au poète à qui il faudrait emboîter le pas : «J'ai traversé des sentiers rocailleux ; néanmoins mes pieds n'ont foulé aucun sol : c'est mon esprit qui a pratiqué ces chemins souterrains, et mon cœur en a joui – d'une sublime jouissance» (p.29). Que le plaisir dure toujours !