Daniel Duigou est un homme aux multiples vies. Il a été journaliste, puis psychanalyste avant d'être ordonné prêtre à 51 ans. Depuis quatre ans, il vit en ermite dans la palmeraie de Skoura. C'est là qu'il a écrit son dernier livre « A l'ombre de la tour de Babel » et qu'il a répondu à nos questions. Daniel Duigou est un homme aux multiples vies. Il a été journaliste, puis psychanalyste avant d'être ordonné prêtre à 51 ans. Depuis quatre ans, il vit en ermite dans la palmeraie de Skoura. C'est là qu'il a écrit son dernier livre « A l'ombre de la tour de Babel » et qu'il a répondu à nos questions. Propos recueillis par Lila Sefrioui Comment passe-t-on du journalisme à la psychanalyse, de la psychanalyse à la prêtrise ? En fait, le point de départ est le suivant : enfant, j'ai vécu une situation familiale suffisamment difficile pour que, voulant vivre et pas mourir, j'ai compris que la seule solution était de comprendre, c'est-à-dire d'interpréter – c'est le mot « clé » de ma réponse - ce qui m'était donné de vivre, d'aller au-delà de l'apparence pour démonter les mécanismes du fonctionnement de l'homme et du monde. En arrière-fond, il y avait de la détresse et cette question essentielle : qu'est-ce qu'aimer ? Si je suis devenu journaliste, après avoir fait des études d'économie à la faculté, c'est pour aller dans les coulisses du monde politique et « voir » les déterminants socioéconomiques de la société. Si je suis devenu psychanalyste, après une analyse et des études de psycho à la faculté, c'est pour aller dans les coulisses du fonctionnement de l'inconscient de l'individu et « voir », là aussi, dans cet autre espace, les déterminants psychiques. Pour moi, cette attitude qui consiste à « comprendre » est en soi une action ou, mieux, un acte d'amour qui suppose un désir de vivre, de vivre avec les autres. Au fur et à mesure que j'ai développé cette curiosité pour la vie et cette envie de vivre – et encore une fois, je souligne qu'il ne s'agissait pas pour moi, d'abord, d'une démarche intellectuelle, mais d'une question de survie - , j'ai mesuré à quel point cette démarche était fondamentalement celle de la « foi » telle qu'elle est décrite dans la Bible : aller au-delà de l'apparence suppose d'aller vers l'inconnu et d'en accepter le risque. J'ai compris, et c'est mon credo, que faire ainsi ce choix pour la vie et non pour la mort, c'était vivre « Dieu ». Je me suis donc intéressé à « l'histoire sainte ». Mais pourquoi « prêtre » ? Tout simplement, je veux dire tout « naturellement », parce qu'enfant, l'un des adultes que j'ai rencontré et qui m'a aidé à « comprendre » – comprendre n'est-ce pas déjà pardonner ? – a été un prêtre : à huit ans je lui ai dit « moi aussi, un jour, je serai prêtre pour faire à d'autres ce que vous avez fait pour moi ». J'ai été fidèle à ma promesse qui m'inscrivait dans une ouverture à l'autre. Le fait d'être journaliste et, en même temps, psychanalyste n'a fait que renforcer chez moi la « vocation » même si, évidemment, mon regard sur le prêtre a changé au fur et à mesure que les années ont passé. Ma quête du sens me ramenait en permanence à la question de « Dieu », c'est-à-dire à celle de « l'amour ». Depuis 2008, vous vivez dans la Palmeraie de Skoura. Qu'est-ce qui vous a amené au Maroc et précisément dans cet endroit ? Si à huit ans le désir d'être prêtre était déjà inscrit en moi, à quatorze ans ce fut celui d'être ermite. Je lisais une bio de Charles de Foucauld et, là aussi, tout naturellement, l'adolescent qui avait soif de liberté s'est dit : « toi aussi, un jour, tu partiras dans le désert ». Principe d'identification. J'insiste donc au passage sur l'expression « tout naturellement », car je suis persuadé que ce qui nous arrive n'est pas du « pur » hasard, qu'il ne faut jamais « forcer » le destin, que le désir s'écrit avec l'histoire des autres au gré des circonstances. Une fois adulte, une fois engagé dans mes activités professionnelles – journaliste et psy -, je n'ai jamais abandonné l'idée que j'étais « appelé » à être prêtre et le désir de « partir » moi aussi un jour au désert. Dans ma tête, malgré les multiples sollicitations en tout genre, je me vivais déjà, étonnement, comme « ermite » : je mettais toujours une frontière entre moi et les autres pour vivre « positivement » une solitude. Un jour, une ancienne patiente qui avait ouvert une maison d'hôte dans le grand Sud marocain m'invita à aller la voir et découvrir cette magnifique région. Une fois sur place, alors que je commençais à chercher en France un endroit pour vivre des temps d'ermitage, je me suis dit : « pourquoi pas là, c'est le moment ». J'avais déjà été ordonné prêtre. Charles de Foucauld est-il votre modèle ? Oui, dans le sens où son histoire a été et est encore pour moi une invitation à « partir » pour vivre mon propre destin. « Partir », ce n'est pas seulement une considération géographique ; c'est surtout une attitude qui consiste à ne jamais « s'installer » dans la vie, à toujours remettre en question ces certitudes. Au fond, c'est tout le sens de l'épisode biblique d'Abraham : son histoire ne commence que lorsqu'il quitte son pays, sa famille, sans savoir où il va. C'est au moment où il choisit l'aventure qu'il reçoit son nom, c'est-à-dire qu'il accède à sa propre identité. Ce passage – comme l'épisode de la Mer Rouge – est d'abord celui qui signe la prise de liberté d'un individu sur les déterminismes politico-socio-culturels du monde dans lequel il vit. A chacun de trouver dans sa propre vie le « passage », sa propre « Pâque ». Pourquoi avoir choisi de vivre en ermite et qu'est-ce que cela vous apporte ? Ce choix « d'ermite » ne peut se comprendre qu'à partir de ce que j'ai vécu enfant. Chaque histoire trouve sa racine dans la pré-histoire de son être : nous ne sommes qu'en devenir. Ma survie « psychique » n'a été possible que dans la mesure où j'ai pu mettre une frontière entre moi et mes parents. Très tôt, sans doute plus tôt que pour d'autres, j'ai dû apprendre à me débrouiller seul – ou presque, puisque j'ai déjà précisé l'importance de la présence d'adultes à mes côtés. J'ai dû vivre avec ma solitude, et y trouver un espace positif où me trouver. Un ermite n'est pas un être « à part », mais « singulier ». Dans sa singularité, en tant que figure religieuse, il signifie à tous qu'il n'y a pas de vie possible sans une séparation d'avec l'autre (l'être aimé), sans une acceptation d'une part incompressible de solitude, sans le passage par la mort d'un rêve – celui de se confondre avec l'autre, de ne former qu'un tout (à repérer dans le sentiment amoureux par exemple) – et, donc, par la mort d'une partie de soi-même, pour se donner la possibilité de rencontrer l'autre en tant qu'autre dans un mouvement qui soit réellement de l'ordre de l'amour (et pas dans celui de la fusion-confusion). La vie d'ermite n'a de sens que si elle est « langage » pour les autres, langage de vie, signifiant d'une identité à vivre en tant qu'être-humain dans l'inévitable séparation. Quel est le message de A l'ombre de la tour de Babel ? Dans ce mythe de la tour de Babel, il y a trois messages sous forme d'avertissement. Le premier : ne pas s'enfermer dans des projets (de vie) qui apparaissent un jour complètement « fou », c'est-à-dire hors du réel. Deuxièmement : ne pas avoir peur d'interrompre un projet pour se lancer dans un autre, plus prometteur de sens et plus réaliste. Troisièmement : ne pas attendre d'avoir l'accord des autres pour partir dans une nouvelle aventure, il n'y a que nous qui pouvons « savoir » ce qu'il en ait de notre propre désir. Mais ce mythe ne trouve sa « résolution » que dans un autre récit biblique, celui de la Pentecôte : le projet de se réaliser « homme », homme ou femme dans son humanité, n'est possible qu'avec « Dieu », pas n'importe quel « Dieu », celui précisément qui laisse chaque homme, dans sa différence, inventer et choisir son propre destin. Comment avez-vous vécu le Printemps arabe depuis votre ermitage ? Nous ne sommes qu'au début d'un processus qui porte en germe ce mot de liberté (et donc d'amour) que j'aime tant. Mais, comme l'histoire l'enseigne, ce processus peut connaître des blocages et, même, parfois, des retours en arrière. Dans mon livre, sans entrer dans une analyse politique, je montre qu'au Maroc, dans la région très pauvre où je vis, il y a à la fois, d'une façon très paradoxale, des envies de liberté et des résistances à tout changement. La notion de « liberté de conscience » est inconnue. L'homme de la palmeraie déclare que « le Coran est situé au-dessus des droits de l'Homme ». Ici comme ailleurs, la religion peut favoriser le désir de l'indépendance et de l'autonomie du sujet, comme elle peut justifier son refus. La prise de liberté (et donc, en politique, la démocratie) passe par l'expérience de celle-ci : elle peut faire peur et aboutir à un blocage comme elle peut, au contraire, donner le goût du vrai changement. Il va falloir donner du temps au temps ... Mais, fondamentalement, cette aspiration politique à la liberté et, donc, à la démocratie, interroge d'une façon radicale la pensée musulmane et la lecture (ou « l'interprétation ») des valeurs que porte en soi le Coran. A suivre ! * Tweet * * *