Depuis «Le Dernier Moussem» de Roland Dorgelès jusqu'aux «Incidents», petit ouvrage de Roland Barthes paru posthumément et qui contient une stupéfiante songerie sur les djellabas, l'évocation du Maroc sous la plume d'écrivains français a, plus d'une fois, pris un tour qui laisse pantois. Dorgelès, en 1937, produisait un récit de voyage que publiaient, dans un ouvrage hors commerce, réservé exclusivement au corps médical, les laboratoires Deglaude. Et c'est le tourisme sexuel qui apparaît dans telle vignette du «Dernier Moussem» lorsque le voyageur rappelle que «Kipling a écrit quelque part, qu'une fois franchie la Mer Rouge la morale moyenne n'avait plus cours; on pourrait le dire aussi bien du Détroit de Gibraltar. Ceux qui, dans leur milieu, se soumettaient aux convenances les plus mesquines, laissent éclater leur vraie nature sitôt débarqués ici (…) Sait-elle seulement ce que c'est qu'aimer, cette Américaine à bijoux qui le soir, sur la Djemaâ El-Fna, enlève dans sa voiture, tantôt un légionnaire à large encolure, tantôt un danseur chleuh aux paupières peintes et aux façons efféminées ?» Aux témoins qui baguenaudent en moralisant, et prétendent croquer visages et paysages avec des prétentions d'ethnographes, alors qu'ils ne sont le plus souvent que les échotiers de l'exotisme, on peut préférer les romanciers qui se sont découverts eux-mêmes en découvrant le Maroc. Cinquante ans plus tard, on trouvera ainsi, dans « Chaque fête du sang » (Denoël, 1986) le roman de Jean-Louis Bastian, le récit d'une passion amoureuse, une idylle vécue comme une alliance contre les tabous et à cent mille lieues sous l'amertume du tourisme sexuel. Bastian note ceci : «J'écoutais la fête au loin sous les terrasses. Je ressentais dans ce pays, comme une densité poignante, la réunion des hommes et des femmes dans une activité commune, j'écoutais le chant alterné des sexes. Chaque fin de phrase musicale était recouverte par l'autre voix. Montées masculines sur lesquelles déferlaient les aigus, les youyous, les cris et les hurlements». C'est l'Américain Paul Bowles, bien sûr, qui reste le peintre inégalable des relations d'amour et des incompréhensions entre étrangers et Marocains. «L'Education de Malika» dans le recueil de nouvelles « Réveillon à Tanger », raconte le retour à Tétouan de Malika Hopgood, veuve richissime, ex-paysanne désormais flanquée de sa dame de compagnie et du cuisinier philippin qui la servaient à Beverly Hills. En un tel apparat, l'héroïne de Paul Bowles, expatriée de retour au pays natal, pourrait même se plonger dans la lecture passablement hippie du roman d'Esther Freud, oui, la descendante du docteur Freud, cet «Hideous Kinky» devenu au cinéma «Marrakech Express». A lire aussi, «Le Mariage berbère» (Seuil,1975) de Simone Jacquemard, déclaration d'admiration sororale aux jeunes filles et aux femmes rencontrées par la romancière à Imilchil ou Tazzarine, à Ouarzazate ou à Mhamid. On pourra rapprocher les sentiments de Simone Jacquemard voyageant au Maroc de cette confidence que faisait Brion Gysin, l'auteur de « Désert dévorant » (traduit en 1975 chez Flammarion) : «Il n'y a de réel (dans ce livre) que le Maroc, Hamid et ses oncles musiciens, les «Trente», derniers rescapés de la croisade des âmes que narre le grand poète persan Attâr dans son «Colloque des oiseaux», et qui, dans le village de Joujouka, perpétuent les rites mystérieux, survivance des lupercales romaines ». De fait, l'auteur du «Mariage berbère» me confiait ceci en 1987 : «J'ai écrit un roman sur la Grèce antique : La Thessalienne. J'ai trouvé dans le Maroc quelque chose d'aussi bouleversant par la qualité de la vie et le sens esthétique que dans la Grèce du Ve siècle ». Désormais que le roman de l'écrivain espagnol Angel Vasquez «La chienne de vie de Juanita Narboni» (Rouge Inside éd.) est traduit, et que je l'ai lu avec un étonnement ravi, c'est toute la littérature occidentale dédiée au Maroc qu'il me semble devoir considérer autrement.