Une grande exposition, consacrée à l'écrivain et penseur Roland Barthes, a lieu en ce moment au Centre Georges Pompidou à Paris. Notre correspondant à Paris l'a visitée et en retrace le parcours. L'œuvre hétéroclite et inclassable de Roland Barthes peut-elle tenir dans une exposition ? Alexandre Dumas a mis plus d'un siècle pour entrer au Panthéon. Roland Barthes lui aussi y entrera un jour. Un long processus vient de commencer, avec, simultanément, la publication de l'intégrale de ses œuvres aux éditions du Seuil et une exposition qui lui est consacrée au Centre Pompidou à Paris. L'exposition Roland Barthes (27 novembre 2002 – 10 mars 2003) est d'une richesse stupéfiante. On y retrouve tous les signes qui font Barthes. Y sont présentés ses manuscrits, les objets et les images qui lui ont appartenu, sa voix, son lexique, ses fiches, ses photos, ses interventions télévisées, ses dessins, les discours produits sur lui ou par lui, ses expériences musicales, ses courriers, ses passions, ses phantasmes, ses goûts, etc. Le travail scénographique réalisé ici est d'une qualité esthétique certaine. L'exposition est construite autour de onze espaces qui délimitent la géographie intellectuelle de Barthes. On y arrive par l'espace des «Mythologies» où se croisent autour d'une magnifique D.S. noire (Aimé Césaire les a chantées) une multitude d'objets et d'images hétéroclites analysés par l'auteur en son temps. On découvre par la suite «le cabinet de travail», «l'aventure structuraliste», la galerie où sont exposées «les œuvres majeures qui ont permis à Barthes de développer sa réflexion sur le geste et la matière de l'art» - avec ses propres dessins d'amateur en prime. Tout à la fin, sous le signe «du désir de roman et d'Orphée», «Vita Nova», l'espace ouvert sur l'approche de la photographie menée par Barthes, moment intimement lié à cette œuvre romanesque dont il n'a laissé qu'une esquisse. Il sera toutefois difficile de ne pas respecter le sens de la visite. C'est sans doute un choix des commissaires. Les dispositifs techniques qui accompagnent cette exposition sont eux aussi intéressants. Une série de projecteurs accueille les visiteurs à l'entrée. Il faut les embuer pour que les mots de Barthes s'affichent sur le mur. Un grand nombre d'écrans sont disséminés dans le lieu où sont projetés tantôt un match de catch, tantôt des interviews de Barthes, ou des discours critiques à son sujet voire des propos d'amis. Les voix se font ainsi partout écho, accentuant l'aspect vivant de l'exposition. Le structuralisme est lui aussi mis en scène à l'aide d'un programme projeté sur écran qui décortique les notions de connotation et de dénotation si chères au Barthes dans son livre : «Système de la Mode». Enfin Alain Fleisher «revisite» certaines photographies de «La chambre claire» à l'aide d'un artifice qui permet de focaliser le regard du spectateur sur leurs détails. D'une manière générale, cette exposition est donc le fruit d'un pari audacieux : raconter Barthes en le montrant et, ce faisant, convoquer l'homme dans ses ambiguïtés et sa diversité . Toutefois, porter sur cette scène celui qui a passé sa vie à dénouer l'image que les autres se faisaient de lui est un pari périlleux. Il y a le risque de le figer dans le ciment. L'intérêt de cette scénographie comme de ses dispositifs est de tisser un récit sur Barthes à l'aide de films, d'objets, de voix et de références disparates tout en respectant la trame chronologique : genèse, âge adulte, et, avant la mort, retour sur l'enfance. Mais il y avait tout de même le risque que l'homme, à son habitude, surgisse là où les officiels ne l'attendaient pas. On pouvait s'en douter d'ailleurs : «ceci n'est pas [toujours] une pipe». Roland Barthes a trissé des amitiés un peu partout dans le monde. Ceux de ses amis qui n'ont pas été conviés à l'exposition se souviennent de lui. Demetrios Pierre Gouguidis, artiste peintre lissier, qui vit à Salé depuis plus de trente ans évoque par exemple un homme simple, généreux et sensible qui prenait plaisir aux discussions qu'il avait avec ses étudiants de Rabat (1970-1971) mais fuyait les mondanités pour savourer quelques brochettes à Salé. Abdallah Taïa, jeune écrivain marocain, qui ne l'a pas connu mais a dévoré ses livres, comme la plupart des étudiants en lettres françaises des universités marocaines, se rappelle un homme fin, cultivé et cette phrase merveilleuse où Barthes explique que la littérature «s'avance en désignant son masque du doigt»: «larvatus prodeo». A Paris, Barthes a perdu son latin et on a tenté de lui arracher ses masques. Peut-être n'eut-il pas apprécié. Mais c'est le moindre des prix à payer quand on vous a inscrit aux registres du Patrimoine. • De Paris, Hicham Ouazzani