En deux semaines, plus de 80 Sahraouis ont rallié le Maroc depuis Tindouf. Nés dans les camps, certains n'ont jamais connu le Maroc mais n'hésitent pas à traverser le mur de sécurité dans l'espoir d'une vie meilleure. Répondant à l'appel de Hassan II, ils seraient 8 000 à être rentrés au pays depuis 1988. Leur réinsertion dans la société soulève toutefois de nombreuses problématiques. Que se passe-t-il à Tindouf ? Depuis dimanche 28 mars, pas moins de quatre groupes de Sahraouis ont quitté les camps du Polisario pour rallier le Royaume. Venus dans le cadre des visites familiales organisées par la Minurso, un père et sa fille ont également décidé de rester. En un peu plus d'une semaine, ce sont ainsi 80 personnes qui sont retournées au Maroc, pour de bon. A quelques semaines de la réunion du Conseil de sécurité de l'ONU, qui devra inévitablement se pencher sur le blocage du processus de Manhasset, ces retours font plutôt désordre pour les séparatistes. Quant au Maroc, critiqué sur le plan médiatique à la suite de l'affaire Haïdar, il tient là une revanche. Alors que les dirigeants séparatistes continuent de s'accrocher à l'idée d'un référendum avec option d'indépendance plutôt que de négocier une autonomie sous souveraineté marocaine, ces ralliements montrent que la population des camps est loin de partager leur vision des choses. Invoquant cet appel resté célèbre de feu Hassan II : «La patrie est clémente et miséricordieuse», ils seraient, selon les estimations de cet observateur, quelque 8 000 à être retournés au Maroc depuis 1988, mais aucune confirmation officielle n'en a été donnée. Un nombre modeste a priori, mais qui, toutes proportions gardées, est significatif dans une région aussi faiblement peuplée que le Sahara. Souvenons-nous : en juillet 1999, la commission d'identification de la Minurso, en vue du fameux référendum, avait, dans ses listes provisoires, déclaré quelque 80 000 personnes éligibles au vote. Parmi elles, 46 255 se trouvaient au Maroc, 33 786 dans les camps de Tindouf et 4 210 en Mauritanie. 11 ans plus tard, la population sahraouie des camps ne peut qu'avoir diminué. Le discours de Hassan II qui créa le mouvement «Nous sommes à la veille du référendum et, connaissant mieux que quiconque le contexte de cette consultation, je sais qu'il est des familles qui souffrent de déchirement, certains des leurs se trouvent d'un côté, d'autres de l'autre. A ceux qui se sont égarés, qui se sont éloignés de la voie droite, je dis : Songez à votre pays, pensez à vos familles. Que ces égarés sachent que la patrie est clémente et miséricordieuse. Qu'ils sachent que le référendum que nous voulons et pour lequel nous sommes résolument engagés, convaincus de la justesse de notre cause, viendra confirmer un droit reconnu depuis des années et des siècles». Daté du 6 novembre 1988, l'appel de feu Hassan II à l'origine du phénomène des ralliements intervient dans un contexte bien particulier. A l'époque, la guerre contre les séparatistes, enclenchée dès 1976, dure depuis douze ans. Cela fait aussi 9 ans que la Mauritanie, fortement malmenée par le Polisario, s'est retirée du conflit. Le Maroc, qui s'est longtemps battu contre une armée de séparatistes surarmés, reprend le dessus, grâce au Mur de sécurité, dont la construction a duré de 1980 à 1987. Sur la scène internationale, l'appel pour la tenue d'un référendum au Sahara, lancé sept ans plus tôt à Nairobi par le défunt Roi à l'occasion du sommet de l'OUA, a été entendu. Le 11 août 1988, Javier Pérez de Cuéllar, alors Secrétaire général de l'ONU, présente une proposition de paix qui prévoit la signature d'un cessez-le-feu et l'organisation d'un référendum. Le document sera validé par les deux camps dès le 30 août, mais ne débouchera sur un arrêt officiel des hostilités qu'en septembre 1991. Qu'à cela ne tienne, ayant repris l'avantage sur les plans politique et militaire, le Maroc se prépare pour le référendum. Intervenant à l'occasion du 13e anniversaire de la Marche verte, le Roi Hassan II ouvre alors un nouveau front : puisant à la fois dans le registre politique via le triptyque «Dieu, la Patrie, le Roi», et dans le religieux en multipliant les références au Coran et en particulier concernant le traitement à accorder aux vaincus, il ouvre officiellement la porte aux repentis. «Depuis quelque temps, nous nous étions rendus compte que beaucoup de représentants du Polisario exprimaient, quand ils avaient l'occasion de parler, leurs regrets. Sa Majesté avait alors émis cette invitation, plus spirituelle que juridique. Dire que "la patrie est clémente et miséricordieuse" revient à reprendre la tradition héritée du Prophète qui veut que lorsqu'un fils égaré vient demander pardon, il faut non seulement le recevoir mais aussi lui accorder le pardon, surtout quand il est accompagné d'autres égarés», interprète Ahmed Snoussi, à l'époque représentant permanent du Maroc à l'ONU. «Le Souverain voulait dire par là que nous n'avions aucune intention de punir des gens qui avaient été leurrés». 1 500 km à travers la Mauritanie ou 100 km de champs de mines et de barbelés Dans les couloirs de l'ONU où les discussions fonctionnent selon une logique très différente, la déclaration ne rencontre qu'un écho limité, reconnaît M. Snoussi. En revanche, dans les camps séparatistes, l'annonce fait l'effet d'une bombe. A l'étranger, plusieurs responsables marocains sont approchés par les candidats au retour, non sans une multitude de précautions. «Il ne faut pas oublier qu'ils étaient tous surveillés, et puis on leur avait dit tellement de mal des Marocains, qu'il fallait beaucoup de courage pour venir à notre rencontre», poursuit M. Snoussi. El Idrissi Bilali, revenu au Maroc quelques mois après le discours, se souvient de son ralliement. A l'époque ambassadeur du Polisario en Syrie, après un passage par le Tchad et la Libye, il téléphone au résident du Maroc à Damas pour solliciter un rendez-vous, en tant que citoyen marocain originaire de Smara. Ce n'est qu'une fois face au responsable marocain qu'il déclinera sa véritable identité, et lui demandera un contact téléphonique. Son retour au Maroc assuré, sortir sa famille des camps se révèlera plus compliqué. Pas moins de trois tentatives seront nécessaires, mais pas à cause d'une interdiction quelconque : à l'époque, en Algérie, il était interdit pour une femme de voyager avec ses enfants sans l'autorisation de son mari. En désespoir de cause, il a dû faire venir son épouse au Maroc, se rendre avec elle à l'ambassade d'Algérie pour lui remettre une dérogation afin que cette dernière puisse retourner dans les camps chercher leurs enfants… A l'époque, les choses étaient relativement simples car les frontières maroco-algériennes étaient encore ouvertes et les ralliements encore rares. Plus tard, beaucoup d'autres responsables du Polisario ayant opté pour le retour au Maroc n'auront pas cette chance. Sur le moment, le succès de l'appel de Hassan II tient à plusieurs éléments. Dans les camps, c'est le début des déceptions : le conflit, qui était considéré comme l'affaire de quelques mois, a duré plus d'une décennie sans espoir de victoire. Des troubles surviennent d'ailleurs dans les camps, que le Polisario réprime violemment. A cette époque, parmi les cadres du mouvement séparatiste, nombreux sont ceux qui sauteront le pas et rallieront la patrie : Omar Hadrami (1989), Guejmoula Bent Abbi (1991), Brahim Hakim (1993), Mohamed Abdelkader Haibelti, Issalmou Mohamed Abdelkader Ould Haibelti et Lafdal Malainine Ould M'rabih Rabbou Ould Cheikh El Ouali (1999), Cheikh Ali Ould El Bouhali (2000), Lahbib Ayoub (2002), Kalthoum Elkhayat (2003), Hamatti Rabbani (2005) et Ahmadou Ould Souilem (2009) ne représentent que la partie émergée et médiatisée de l'iceberg. Pourtant, entre-temps, le débat sur le référendum a fait rage. Appuyé par le Maroc, le plan Baker I a été rejeté par le camp séparatiste en 2001. Inversement, en 2003, Baker II a été soutenu par le Polisario, mais refusé par le Maroc. L'option du référendum étant arrivée à un échec, le phénomène des ralliements ne s'est pas essoufflé pour autant : en 2005, le nombre cumulé des ralliés est estimé à 5 000. En 2006, alors que le Maroc présente son plan d'autonomie, l'invitation de feu Hassan II est reprise par Mohammed VI. Désormais, le phénomène se poursuit, sous différentes formes, mais il ne concerne pas seulement les dirigeants séparatistes. Pour atteindre le territoire marocain, plusieurs chemins sont empruntés. Les plus chanceux pourront faire le voyage par avion. A l'occasion d'un voyage à l'étranger, certains choisissent en effet de rentrer au Maroc plutôt que sur Tindouf. D'autres, venus dans les provinces du sud en marge du programme de visites familiales organisées par la Minurso, décident tout simplement de rester. Toutefois, seule une minorité a la possibilité de voyager aussi confortablement, la majorité, elle, devra emprunter des voies nettement plus dangereuses pour rentrer au Maroc (voir carte en page 47). Premier défi à relever pour les concernés : quitter les camps, sachant que même le transport d'un camp à l'autre requiert une autorisation. «Pour sortir des camps, les gens ont le choix entre recourir à la fuite directe vers le Maroc à travers sa frontière Est ou faire appel à des contrebandiers, qui se déplacent entre l'Algérie et la Mauritanie», explique Ahmed Kherr, revenu au Maroc en 1995, aujourd'hui dirigeant de l'association Unité et développement. La voie la plus ancienne, considérée comme la plus sûre, consiste à rejoindre le Maroc via sa frontière sud, par le poste frontière de Guerguerate, au bord de l'Atlantique. Cette route implique toutefois un long détour à travers la Mauritanie : de Tindouf, les aspirants au retour doivent se rendre à Bir Moghrein, au nord-est de la Mauritanie, puis descendre jusqu'à la ville minière de Zouérate. Pour parvenir à cette destination, les ralliés doivent parcourir près de 900 km dans un territoire hostile et sans routes, où les séparatistes et leurs sympathisants ne manquent pas. Les choses se simplifient toutefois une fois arrivés à Zouérate. De là, en effet, les voyageurs peuvent parcourir les 600 km restants à bord du train de la mine, qui transporte le minerai de fer jusqu'au port de Nouadhibou. Après un long périple de 1 500 km, il ne reste plus qu'à se rendre de Nouadhibou à Guerguerate. Du ralliement politique au hrig… économique ? Une autre voie, bien plus courte, est toutefois empruntée depuis quelques années, la fin des hostilités aidant. «Certains se dirigent vers Al Mahbas et Al Farcia par Bir Lahlou, à travers le mur de sécurité. D'autres passent par Zmoul ou encore Hassi Baïda. C'est la route la plus directe, mais c'est une véritable aventure», prévient M. Kherr. En effet, les distances entre les camps et le territoire marocain ont beau paraître réduites – à vol d'oiseau, seule une centaine de kilomètres sépare Tindouf de Mahbas, un peu plus pour Al Farcia -, cette voie est particulièrement dangereuse : traversant la zone tampon et le mur de sécurité, les candidats au retour doivent se hasarder dans un territoire hérissé de fils barbelés et truffé de mines. Toutefois, les trajets utilisés ne semblent pas être les seuls à connaître des mutations : les profils semblent changer aussi, de même que leurs motivations. Parmi les ralliés qui ont rejoint le Maroc ces derniers jours, et en particulier les groupes entrés via Guerguerate, l'on remarque la présence d'hommes d'un certain âge, jusqu'à 56 ans, de femmes (11) et 7 enfants. Quant à ceux qui se sont aventurés à travers Mahbas et Al Farcia, ils sont composés pour la plupart de jeunes d'une vingtaine d'années. Un détail pour le moins surprenant, car, pour la plupart nés dans les camps, les concernés n'ont vraisemblablement jamais vécu au Maroc. A noter toutefois que, au-delà des références politiques, notamment au plan marocain d'autonomie, les déclarations sur les souffrances liées aux conditions de vie des camps reviennent régulièrement dans leurs propos. Après 35 ans passés sous des tentes, sans visibilité quant à une éventuelle résolution du conflit, bon nombre d'habitants des camps cherchent désormais à sauter le pas, dans l'espoir d'une vie meilleure pour eux et pour leurs enfants. Exit les idéaux séparatistes, tout comme le reste des jeunes Maghrébins confrontés à l'absence de débouchés, il semble bel et bien que nous sommes en train d'assister à une forme de «hrig» d'un genre un peu particulier, puisque orienté vers le pays d'origine. «Passer par Mahbas, prendre le risque de traverser le mur de sécurité, équivaut à un suicide. Ces personnes préfèrent retourner dans leur pays ou mourir en chemin. Un tel comportement montre que ce n'est pas un paradis que ces gens sont en train de fuir», insiste Ahmed Kherr. Que deviennent toutefois ces ralliés une fois installés au Maroc ? Quelles sont les mesures prises par les autorités marocaines pour faciliter leur réinsertion dans la société ? Malheureusement, la sensibilité de cette thématique fait que les tabous restent nombreux. Sollicité à ce sujet, le ministère de l'intérieur n'a pas répondu à nos questions à ce jour. Selon les données que nous avons pu recueillir toutefois, les ralliés seraient pris en charge par l'Etat dès leur arrivée (logement, nourriture, soins), en attendant leur identification. Cette dernière effectuée, ils se voient attribuer un logement économique par ménage (quelque 1500 logements sont actuellement réservés aux nouveaux arrivants dans les provinces du sud), ainsi que des cartes de l'entraide nationale (1 650 DH par mois, dans une région où le coût de la vie est particulièrement bas par rapport au reste du pays, du fait des subventions). Enfin, les autorités semblent largement disposées à revoir ce minimum à la hausse lorsque les ralliés se révèlent être des figures de proue du mouvement séparatiste, au point que, dans certains cas, le retour au Maroc s'est accompagné d'une véritable ascension sociale pour les concernés. Certains sont devenus de hauts responsables d'autres ont été élus au Parlement ou encore ont monté leur propre affaire, sous l'œil bienveillant de l'Etat. La vie au Maroc : la chance des uns, les malheurs des autres Reste que, si ces mesures paraissent enviables, la réinsertion des ralliés se heurte à de nombreuses difficultés, dont certaines remontent aux années 90 : manque de coordination, parfois même manque de transparence dans la distribution du soutien de l'Etat (postes, etc.), des hauts responsables ralliés «sous-exploités», plusieurs s'étant vu attribuer des titres mais sans fonctions effectives alors qu'ils sont bien placés pour affronter leurs anciens collègues sur leur propre terrain… les griefs, sous couvert d'anonymat, sont nombreux et parfois l'aigreur n'est pas loin. De l'autre côté, les Sahraouis eux-mêmes ne sont pas exempts de reproches : bien qu'appartenant souvent aux mêmes tribus, les relations ne sont pas toujours des plus chaleureuses entre les Sahraouis restés fidèles au Maroc et les ralliés, les premiers voyant d'un mauvais œil les avantages accordés aux seconds, qu'ils considèrent comme des concurrents en matière d'accès aux opportunités disponibles dans la région, soulignent ces anciens ralliés. Tant et si bien que certains réclament aujourd'hui une structure spécifique pour traiter leurs affaires. Toutefois, les ralliés eux-mêmes sont loin de former un bloc homogène. Sur le plan des droits de l'homme, l'on découvre ainsi que, si parmi eux figurent des personnes qui ont été victimes d'abus des droits de l'homme alors qu'elles se trouvaient dans les camps, l'on retrouve aussi des anciens responsables aujourd'hui accusés d'avoir participé à ces abus. Si la volonté de préserver les intérêts de la patrie ont empêché la polémique d'éclater au grand jour, permettant à tous ceux qui sont revenus au Maroc de ne souffrir ni d'humiliation ni de menaces, ces désaccords restent patents. Finalement, l'appel de Hassan II était-il une si bonne idée que cela ? «Sur le plan stratégique, elle était très dangereuse pour le Polisario : avant, il était compact, aujourd'hui, il est déchiré entre ceux qui se sont ralliés au Maroc et les autres, mais l'administration marocaine n'a pas bien suivi», explique cet ancien séparatiste qui estime que le séparatisme de l'intérieur lui-même reste avant tout le résultat d'une gestion imparfaite côté marocain. A noter que, dans certains cas, la déception rencontrée par certains ralliés a été telle que quelques-uns sont retournés dans les camps. Heureusement, toutefois, ces derniers ne constituent qu'une infime minorité. «Les conditions de vie sont dures ici aussi, mais il faut reconnaître que notre enfer est nettement plus agréable à vivre que celui des camps. Par ailleurs, cela fait 35 ans que ça dure, 35 ans. Qu'avons-nous gagné dans tout ça ? Rien du tout. Seules les autorités algériennes et les dirigeants du Polisario ont tiré profit de cette situation. Ces gens qui viennent de Lahmada, que ramènent-ils dans leurs bagages ? Leur veste, quand ils en ont une», indique Ahmed Kherr. Ainsi, d'un point de vue stratégique, l'appel «La patrie est clémente et miséricordieuse» reste d'actualité, mais son application doit être améliorée pour permettre au phénomène de ralliement de prendre sa véritable ampleur. La mise en place d'un modèle spécifique, clair et transparent de réinsertion de ces populations serait certainement un atout, à la fois pour attirer de potentiels ralliés, mais également pour atténuer la colère des mécontents et accélérer la résolution d'un conflit qui n'a que trop duré.