En définitive la langue arabe est une langue vivante, et comme tout être vivant, elle est condamnée, sous peine de disparaître, à respirer et à se transformer. Tout dépendra alors de ses nouveaux locuteurs et de ceux qui en usent, et qui, sans la brusquer, peuvent lui faire quitter «son paradigme hautain» où elle était «référence plutôt que fonction, norme plutôt qu'usage». De retour des vacances, on est déjà à la rentrée. Scolaire, cette dernière n'a plus ce goût de craie et d'encre qui annonce l'école à une enfance éberluée. Les cartables sont devenus des sacs à dos pleins et lourds qui pèsent plus encore dans le budget des parents à faibles revenus. Cette année, à peine le mouton mangé, les plus jeunes, les yeux rivés sur leur smartphoone, font leur rentrée dans une école qui se cherche des voies d'issues : langues d'apprentissage, orientations, qualité des études... Une jeunesse dont l'avenir «a déjà eu lieu et il ne serait plus qu'un recommencement», pour paraphraser le poète Louis Aragon. Mais la rentrée est aussi «politico-linguistique». Cette année, hasard plus qu'autre chose, elle est liée à la langue d'apprentissage si l'on en croit le débat qui l'a marquée. Un débat qui sent le réchauffé mais il n'en est pas moins brûlant... De nouveaux manuels scolaires comporteraient quelques mots en langue arabe dialectale, à savoir en darija. Il n'en fallait pas plus pour que les réseaux sociaux s'enflamment et que ceux qui y crient le plus fort y voient un complot ourdi par les ennemis de l'identité arabe du pays, de ses fondements religieux, voire de sa souveraineté... Il est vrai que ce débat sur l'introduction de la darija dans l'enseignement est récurrent et tout aussi survolté. Il oppose deux camps depuis le début comme il a été mal engagé et mal embouché dès le départ. En effet, un tel débat ne peut pas faire l'économie d'un autre débat, plus général cette fois-ci, autour du système éducatif au Maroc. Or, depuis la fameuse charte au début des années 2000 et après le rapport du Cinquantenaire qui avait fait le bilan de l'état de l'enseignement depuis l'Indépendance, qu'a-t-on fait à part opposer, dans le bruit et la fureur des réseaux sociaux, la darija à la langue arabe classique ? Tout ce bruit nourrit les calculs politiques des uns, les ambitions à peine dissimulées des autres et fait taire les voix autorisées, celles des spécialistes, c'est-à-dire de ceux qui pourraient en parler en connaissance de cause et des choses de la langue arabe. Peu s'y sont risqués et pour cause. D'abord parce que les gens de bons conseils comme les bonnes idées sont rares et ceux qui les entendent encore plus. On en a compté peu et hormis quelques interventions dans les médias du penseur et historien Abdallah Laroui, de l'anthropologue Abdallah Hammoudi et quelques autres voix autorisées, il n'y eut qu'un vaste déchaînement d'invectives qui n'a fait qu'hystériser le débat. De plus, on ne peut plus discuter de quoi que soit aujourd'hui, et encore moins de choses sérieuses, à l'heure où n'importe quel hurluberlu ignorant et haineux donne son avis sur tout à travers des réseaux sociaux, ces forums de la fureur dont on fait un usage aussi intempestif que malsain. Autre pays et autre débat mais sur une même langue : l'arabe. Il a fallu que le ministre de l'éducation français, Jean-Jacques Blanquer, se prononce en faveur du développement et de l'amélioration de l'apprentissage de l'arabe dans le primaire, pour que de nombreuses personnalités du monde politique, mais pas seulement, se soulèvent contre ce qui a été considéré comme un encouragement à l'«islamisation de la France». Pourtant, le ministre avait tenu à rappeler que cette langue est déjà enseignée depuis longtemps, au même titre que le russe, l'italien ou le portugais. Mais rien de cela n'a semblé convaincre ceux pour qui cette langue étrange et étrangère est porteuse d'une religion qu'ils redoutent et ignorent et non d'une culture dont le passé est là pour attester de sa grandeur et de son prestige. «L'arabe, a rappelé le ministre français, est une très grande langue littéraire et qui doit être apprise et pas seulement par les personnes d'origine maghrébine ou de pays de la Ligue arabe». Faut-il préciser, sans «froisser» les tenants intraitables de la darija, que la langue d'apprentissage dont il s'agit ici est l'arabe classique ? C'est là, avouons-le, un paradoxe et ce n'est pas le moindre dans ce débat enclenché sur un malentendu. Quelle langue arabe voulons-nous réformer ici et maintenant ? Si l'on parle de la «Fos 'ha» (dérivée de fassaha, c'est-à-dire l'éloquence), elle a déjà changé et change tous les jours, absorbant des vocables et des mots nouveaux ou empruntés à d'autres langues, plus modernes. C'est déjà le cas dans de nombreux domaines de la pensée, des sciences dures et aussi des sciences humaines. Une langue médiane, dont la matrice est l'arabe classique, fait son œuvre. Elle est déjà là, écrite, lue et entendue pour attester de sa présence. Les médias et le nouvel usage de cette langue standardisée ont été pour beaucoup dans cette transformation. Car en définitive la langue arabe est une langue vivante, et comme tout être vivant, elle est condamnée, sous peine de disparaître, à respirer et à se transformer. Tout dépendra alors de ses nouveaux locuteurs et de ceux qui en usent, et qui, sans la brusquer, peuvent lui faire quitter «son paradigme hautain» où elle était «référence plutôt que fonction, norme plutôt qu'usage», pour reprendre le point de vue de Jacques Berque dans son ouvrage Les Arabes. Ainsi pourra-t-on faire de la langue arabe pour ces nouveaux temps modernes, ce qu'elle a toujours été depuis l'origine : une belle langue, riche, claire et scolaire.