Animateurs et journalistes se font un devoir d'user d'un arabe classique plus ou moins recherché pour parler de la pluie et du beau temps dans un malentendu médiatique généralisé. Sans parler de ces aréopages télévisés qui réunissent des «assatida» de tout poil qui se renvoient des «afouane ya oustade» des heures durant. Dans l'une de ces dernières petites phrases qui font le tour des cercles cinématographiques tout en nourrissant sa légende de cinéaste incompris ou biscornu, Jean-Luc Godard ironise : «Si vous m'avez compris, c'est que je me suis mal exprimé.» C'est, à peu de choses près, l'ironie et le talent en moins, ce que doivent penser tous ceux à qui on tend un micro pour s'exprimer et communiquer dans les médias de chez nous. On laissera de côté (pour la prochaine fois) les monolingues handicapés, les linguistico-rigides locuteurs ou usagers exclusifs de la langue française, pour ne citer que les arabophones purs et durs qui répugnent de causer dans leur langue maternelle, à savoir la darija. Il y a fort longtemps que cette langue, belle et riche, enjouée et métaphorique, claire et solaire comme un sourire maternel, a été répudiée par l'élite arabisée au profit d'un arabe classique, dit «foss'ha», de fassaha (éloquence). Sous prétexte de contrecarrer l'aliénation linguistique de la colonisation, on a glissé sémantiquement vers un élitisme langagier qui a divisé la société entre une minorité qui manie l'arabe classique et ce qu'on appelle al aâmma c'est-à-dire le tout venant, soit la majorité écrasante et écrasée. Plus tard, des choix politiques et des réformes intempestives conçues comme une réaction (dans les deux sens du mot) à la mouvance moderniste ont balisé le terrain devant d'autres desseins chargés de références panarabistes ou islamistes dans une stratégie de repli identitaire. Au cours de ce processus de l'effacement on a freiné, certes, la progression de l'usage du français, quantitativement et qualitativement, mais on a surtout dévalorisé celui de l'arabe dialectal, addarija, sans pour autant en venir à bout. Résultat : notre élite supposée, relayée par les médias – notamment de masse, ce qui est un comble – use d'une langue, souvent mal maîtrisée, pour s'adresser à al aâmma qui donne la sienne au chat. Combien de fois avons-nous entendu tel homme politique, lors de meetings dits populaires, s'évertuer à convaincre une foule de aâmma en étalant des expressions comme al ichkalia, attaratoubia, achafafia et autres stratégia moundamija ? Cette «chabbakia» linguistique se retrouve le soir servie avec la soupe des journaux télévisés pour, zaâma, expliquer à l'ensemble de la population le programme politique de telle ou telle formation. Après cela, on s'étonne que «le message ne passe pas» et que «le peuple se détourne de la politique», comme disent ces incompris. Déjà que ceux qui ont compris demandent d'abord à voir ! Mais il n'y a pas que les hommes politiques pour se distinguer des gens avec lesquels ils sont censés communiquer. Animateurs et journalistes se font un devoir d'user de mots dans un arabe classique plus ou moins recherché pour parler de la pluie et du beau temps dans un malentendu médiatique généralisé. Sans parler de ces aréopages télévisés ou «radiophonisés» qui réunissent des assatida de tout poil qui se renvoient des «afouane ya oustade» des heures durant. Et sans compter ces publicités institutionnelles et civiques en direction des analphabètes considérés comme plus ignares encore que al aâmma. Bref, comme diraient les deux compères, Burnier et Rambaud, auteurs d'un hilarant bouquin, Le journalisme sans peine : «A la source de la langue médiatique moderne, il y a une règle : tout ce qui est simple peut se compliquer». Sauf qu'ici, c'est plus surréaliste encore du fait qu'on n'use même pas d'une langue médiatique moderne. Si le génie d'une langue réside dans sa clarté, le génie populaire, notamment chez les jeunes, ne va pas attendre que les choses soient claires pour prendre la parole. Il le fait déjà avec humour, poésie et parfois grivoiserie, à travers le doublage de films américains et de dessins animés sur le web et gravés sur les VCD. Le génie linguistique de ces jeunes- là rejoint celui de leurs parents dont le parler a toujours été nourri au croisement de la belle langue urbaine du malhoune et de celle des aïta du terroir ou, généralement, de toute cette darija des quatre coins du Maroc à travers des siècles. Riche et variée, portant en elle un fort potentiel linguistique où même les mots techniques sont présents (lire à ce sujet l'excellent Dictionnaire Colin d'arabe dialectal marocain), la darija, ne l'oublions pas, est notre langue maternelle ; et comme telle, on lui doit amour et respect. Enfin, comme de coutume, pour ne pas terminer sur une note compassée, citons un journaliste qui a le mot pour rire et pour dire les choses, Claude Duneton, chroniqueur au Figaro littéraire : «Le langage est un fameux véhicule et, contrairement aux autres, il ne coûte rien»