On savait que, plus que tout autre, Abderrahman Youssoufi avait ressenti comme une gifle -non, ne parlons par de soufflet? mais plutôt de camouflet et c'est déjà beaucoup- la nomination de Driss Jettou au poste de Premier ministre. Même si la gratitude et la reconnaissance des “services rendus” n'a jamais trop compté en politique, Youssoufi estime avoir été trop mal récompensé d'avoir risqué sa carrière politique - le mot n'est pas trop fort - sur le pari hasardeux de l'alternance consensuelle. Oui, lui, l'opposant farouche à Hassan II, lui, le pourfendeur impitoyable du pouvoir personnel, de la confusion des pouvoirs et des prérogatives, lui, l'éternel exilé, le condamné à mort, lui enfin l'héritier, le compagnon, le frère d'armes de Mehdi Ben Barka, acceptait de “jeter la rancœur légitime à la rivière” et devenir le deuxième Premier ministre de gauche de l'histoire du Royaume. On a souvent voulu comparer les deux expériences d'Abdallah Ibrahim et Abderrahman Youssoufi. Si elles sont comparables, c'est avec beaucoup de nuances. Le cabinet de Abdallah Ibrahim, premier gouvernement “politique” et de gauche de surcroît, a été “démissionné” sans ménagement en 1960 par décision de Mohammed V et remplacé par le gouvernement dirigé par le Prince héritier de l'époque, le futur Roi Hassan II. Abdallah Ibrahim estimait que sa mission n'était pas achevée, qu'il fallait la poursuivre et la renforcer en vue d'un juste et nécessaire partage du pouvoir entre la monarchie et les autres composantes de l'Etat. Youssoufi, bien sûr, n'a pas été brutalement «limogé». On a attendu la fin légale de son mandat et la tenue des élections de 2002 pour gentiment lui demander de “rendre son tablier” et “d'aller voir si on y était” du côté de l'USFP. De quoi en avoir gros sur la patate. Et voilà le calme et pondéré Youssoufi qui sort de ses gonds. Sa fameuse conférence donnée à Bruxelles- toujours la manie ou la “coquetterie” de Youssoufi de réserver ses meilleurs propos à l'étranger – a été sans doute possible, un message fort à l'adresse du pouvoir, un coup de semonce, comme une sommation. Et que dit le message ? Il dit que désormais il est temps, qu'il est même urgent et “prioritaire” que l'on procède à des modifications constitutionnelles afin de définir clairement les prérogatives respectives du Roi et du gouvernement surtout pour ce qui concerne la désignation du Premier ministre. En clair, Abderrahman Youssoufi, 43 ans après l'éviction du gouvernement Abdallah Ibrahim, emboîte le pas à son illustre prédécesseur et réclame un partage démocratique des pouvoirs et une participation, non plus seulement symbolique mais réellement “exécutive” des citoyens à travers leurs représentants qualifiés, c'est-à-dire les partis politiques. 43 ans après, on en est toujours là ! Ça fait mal quelque part !