Une marge est-elle forcément novatrice ? Ce n'est pas si simple! Comme exemple d'un centre et d'une marge, on peut difficilement trouver mieux que la Grande-Bretagne et le reste de l'Europe au moyen-âge. Une île au bout d'un continent et même du vieux monde jusque-là connu. Un territoire qui n'exportait vers le Maroc, aux dires de Mas Latrie dans son Traité de commerce, que des produits primaires ! Il s'agit évidemment là d'une marge au sens topographique, mais elle l'est aussi en réalité pour les autres aspects, la Grande-Bretagne ayant les yeux rivés sur le continent où a lieu tout ce qui est politiquement et économiquement avancé. Mais la marge va se montrer gourmande et changer la donne. Avec la conquête de l'Atlantique et la découverte de l'Amérique, l'île du bout de l'ancien monde devient le centre du nouveau. L'Europe est désormais à la traîne, elle se débat dans ses problèmes de succession, dans sa politique politicienne en quelque sorte quand la Grande-Bretagne abandonne les préjugés aristocratiques pour adopter comme bréviaire le calcul économique, et se soucier prioritairement de marchés, de conquêtes et de capitaux. Nous sommes en présence d'une illustration parfaite du lien entre marge et innovation. Les exemples tels que celui-ci abondent. Avec la crise de l'empire romain, l'innovation est venue des Barbares qui ont permis de renouveler et de revigorer les rapports sociaux et d'apporter une réponse technologique mieux adaptée aux problèmes de main-d'œuvre de l'époque. La bourgeoisie a ensuite mis en place les structures qui allaient venir à bout du système nobiliaire et ouvrir la voie à la révolution industrielle et au monde moderne. On le voit, la marge joue un rôle de levier, elle constitue un modèle échappant aux normes dominantes, où de nouvelles formes d'organisation sociale et économiques, de nouvelles représentations, prennent place et s'opposent aux formes épuisées et sclérosées du centre. Mais être l'espace de production d'un nouveau paradigme ne veut absolument pas dire être en rupture de ban avec le système dominant. En fait, la nature du centre et sa dynamique propre, déterminent aussi les caractéristiques de la marge qui influe de son côté sur le centre. Les deux partenaires entretiennent pour ainsi dire une relation dialectique. La bourgeoisie européenne est d'abord le fruit de l'expansion agricole, de la vitalité de la richesse foncière, c'est un point essentiel, elle s'est sustentée ensuite du besoin de luxe et de marchandises de la classe dominante, tout en prenant soin de saborder, sournoisement avant de le faire ouvertement, ses fondements. La marge novatrice naît ainsi au sein du système, engendrée par sa propre expansion, comme une sorte de mutation génétique en son sein qui se retourne ensuite contre lui. Cette marge révolutionnaire naît du système, de son développement, mais elle prend de l'ampleur et acquiert de la vigueur en raison des limites de celui-ci. Le centre aura alors fait le trop plein et n'arrive plus à innover (solutions techniques épuisées, élites stériles). La solution du système naît curieusement à sa marge, parce que l'équilibre dominant en est incapable, qu'elle n'est pas dans l'intérêt des groupes dominants. Une question se pose : est-ce que les marges sont toujours porteuses d'innovation, quel rapport entretient la marge au centre ? Rappelons que marge dans le présent propos, signifie espace ou milieu en opposition aux valeurs dominantes et à l'équilibre dominant, elle ne veut dire ni misérable ni négligeable. Elle veut dire germe d'un autre équilibre encore en gestation, qui se cherche encore, tout cela sera déterminé par les rapports entretenus et à entretenir avec le système dominant. Les marges révolutionnaires sont apparemment liées à des centres dynamiques et porteurs, qui engendrent des innovations sociales ou techniques ou les deux à la fois, sans pouvoir les doter de l'espace nécessaire à leur épanouissement. De tels centres porteurs de progrès, recèlent aussi des fragilités structurelles qui ouvrent la voie à la genèse de marges novatrices. D'autres systèmes existent qui dépouillent leurs marges de toute velléité révolutionnaire, on est alors en présence de marges sous contrôle ou anémiques. On peut donner comme exemple de marge contrôlée l'espace marchand dans le monde musulman. Avec l'islam en effet, le calcul prend le pas sur le don, la rationalité du marchand sur le désintéressement du bédouin. Le calcul est cependant pris en mains, il est canonisé et exorcisé de ses effets dissolvants. Le prophète Muhammad a une conscience aiguë des effets dévastateurs de l'échange sur les sociétés, il le sait d'autant plus qu'il utilise au besoin l'argent pour se ménager les alliances de nombreux chefs tribaux. Alors il le met sous contrôle. Le sacré préserve de la sorte ses atouts et sa puissance, il ménage le démon de l'argent. Les espaces de liberté sont excommuniés. La marge est asservie au pouvoir. Jamais la bourgeoisie marchande n'aura la force et l'autonomie acquise en Europe. L'Etat a maîtrisé ainsi les espaces possibles de subversion et verrouillé de la sorte le système. Il l'a fait évidemment dans un contexte où le politique avait tout loisir de distribuer les cartes à sa guise. ■