Entretien // Youssef Oubouali, professeur de droit fiscal ◆Le Maroc a pris beaucoup de retard en matière de lutte contre l'informel et l'économie de rente. ◆Selon Youssef Oubouali, la fiscalité a un rôle important dans ce méga chantier qu'est le nouveau modèle de développement (NMD), afin de drainer des ressources pour l'Etat et réduire les inégalités sociales, régionales ou sectorielles.
Par : Charaf Jaidani
Finances News Hebdo : En tant que fiscaliste, quelle est votre vision du nouveau plan de développement ? Youssef Oubouali : Depuis l'indépendance, le Maroc a mené une série de réformes dans plusieurs domaines. Dans la majorité des cas, les objectifs ne sont pas complètement atteints et parfois les réalisations sont loin des attentes. Les exemples ne manquent pas pour argumenter ce fait. Le cas le plus typique est celui de l'enseignement qui a bénéficié d'une attention particulière. Il a englouti des sommes colossales sans pour autant atteindre des résultats palpables. Certains pays qui avaient le même niveau que celui du Royaume, ont pu réalisé des bonds en avant avec des ressources moindres que les nôtres. Le problème, c'est que nous avons de fortes ambitions et des idées remarquables mais nous avons beaucoup de difficultés à les mettre en exécution de façon adéquate. Il existe toujours des réflexes dépassés et de mauvaises habitudes qui nous empêchent d'avancer. Tant que ces obstacles persistent, le NMD ne pourra pas se concrétiser. F.N.H. : Quelle place peut jouer la fiscalité dans le NMD ? Y. O. : La fiscalité a un rôle important dans ce méga chantier pour drainer des ressources à l'Etat, réduire les inégalités sociales, régionales ou sectorielles. Ce sont les véritables maux de notre pays, qui continue d'évoluer à double vitesse. Une minorité profite amplement de la croissance du pays en développant au passage sa richesse alors que sa contribution fiscale n'est pas à la hauteur de ses potentialités. La classe moyenne reste la plus active et la plus dynamique et elle est imposée le plus souvent à la source, sans pour autant bénéficier convenablement du développement du pays. La classe la plus démunie, quant à elle, reste à la merci des aléas de la conjoncture. Sans ressources suffisantes, l'Etat ne peut assurer la promotion de cette catégorie de personnes. Ce schéma n'a plus raison d'exister dans ce pays, il faut créer des mécanismes plus équitables pour lutter contre les disparités entre les classes. F.N.H. : Les dernières assises de la fiscalité ont retenu une série de recommandations qui doivent être adoptées dans les 5 ans à venir. Quelle place auront-elles dans l'élaboration du NMD ? Y. O. : Les dernières assises se sont focalisées sur l'équité fiscale. C'est le véritable défi que doit relever le système dans les années à venir. Il y a plusieurs points positifs à retenir comme le respect des droits fondamentaux des contribuables, la généralisation de l'imposition des revenus sous une forme progressive, l'harmonisation et l'uniformisation de certaines taxes et aussi la généralisation de la taxation des produits de luxe. Pour certains impôts comme l'IS, il est primordial de revoir les modalités d'identification de l'assiette et de simplifier les procédures. F.N.H. : Le Maroc est marqué par une forte persistance des inégalités sociales et régionales. Comment la fiscalité peut-elle contribuer à les réduire ? Y. O. : Comme je l'ai relaté auparavant, tant que le système fiscal n'arrive pas assurer une meilleure redistribution des richesses, sa portée restera limitée. Sous l'effet de la persistance du chômage et de la frustration sociale, ce genre de déphasage devient inacceptable, surtout pour les jeunes diplômés. Il est donc important de veiller au respect des lois et réglementations en vigueur. Le Maroc a pris beaucoup de retard en matière de lutte contre l'informel et l'économie de rente. Malgré les efforts déployés, la fraude fiscale reste bien ancrée chez les citoyens. Il faut mener des campagnes de sensibilisation de grande envergure pour inciter les contribuables à s'acquitter spontanément de leur engagement. Le paiement de l'impôt doit être un acte citoyen par excellence. F.N.H. : Partagez-vous l'opinion selon laquelle la pression fiscale sur les entreprises est trop élevée au Maroc ? Y. O. : Globalement, la pression fiscale au Maroc est de près de 23% mais elle reste nuancée selon les secteurs. Dans certaines activités, le niveau est quasi similaire aux pays développés alors que dans d'autres, comme l'agriculture, elle est faible ou nulle sous l'effet de l'exonération. Toutefois, il faut reconnaître que le niveau reste assez haut par rapport aux pays émergents. Par exemple, en Turquie, elle est contenue à moins de 20% et le gouvernement fait beaucoup d'efforts pour la réduire davantage afin que les entreprises soient plus compétitives. Au niveau continental, le Maroc occupe le troisième rang derrière la Tunisie et l'Afrique du sud. Le problème chez nous, c'est que cette pression touche essentiellement les entreprises les plus dynamiques du fait que 80% des recettes fiscales proviennent de 0,8% des entreprises. De nombreuses sociétés déclarent un déficit chronique profitant de plusieurs lacunes du système fiscal. F.N.H. : Le système fiscal marocain est également critiqué pour sa complexité et aussi par la faible efficacité de certains impôts. Quel est votre avis à ce sujet ? Y. O. : C'est un constat qui a été relevé depuis des années. Il est prouvé dans toutes les fiscalités du monde que plus les lois et les règlements sont simples à exécuter plus le rendement est élevé. Certains agents bien informés profitent mieux du système que les contribuables de bonne foi. Pour les impôts qui ont une faible efficacité, il est opportun de revoir leur assiette, les taux, sinon il faut les annuler purement et simplement. F.N.H. : Les dérogations fiscales sont fortement critiquées. Pourquoi, malgré les discours et les déclarations d'intention, les pouvoirs publics n'arrivent pas à diminuer les niches fiscales ? Y. O. : Le problème réside au niveau des trois principaux impôts (IS, IR, TVA), notamment la question des dépenses fiscales que l'Etat accorde à certains assujettis ou secteurs. Cette pratique a montré beaucoup de limites. Les bénéficiaires profitent amplement de ces avantages sans donner des contreparties à l'Etat. La solution consiste à instaurer une sorte de contractualisation avec ces personnes physiques ou morales qui doivent donner un avantage économique ou social pour jouir de ces subventions. Des cahiers des charges seront imposés et doivent prendre en considération non seulement des objectifs de réalisation mais aussi le nombre d'emplois créés et l'investissement réalisé et éventuellement le respect de l'environnement. L'exemple le plus typique est celui de l'immobilier. Il y a eu certes une accélération des réalisations mais le système a profité plus aux promoteurs qu'aux acquéreurs. Pour l'IS, on évoque plus les taux que l'assiette. Il est plus pertinent de donner de l'importance au crédit à l'investissement ou celui dédié à la recherche scientifique. Le plus important ce n'est pas le taux de cet impôt mais sa façon de le calculer. Pour l'IR, les taux existant actuellement sont dans la limite du raisonnable. Mais pour assurer l'équité fiscale, les contribuables imposés à la source doivent bénéficier de certaines exonérations. Quand un enfant est scolarisé dans le secteur privé, c'est une charge de moins pour l'Etat. Il est utile que les parents d'élèves soient aidés dans ce cadre. Si le nouveau modèle de développement veut encourager les dépenses et la consommation intérieure, il doit revoir à la baisse les taux de la TVA. Cet impôt est le plus compliqué du système fiscal marocain. Il a besoin d'un vaste programme de réforme pour le simplifier. Une fois cet objectif atteint, son rendement devra augmenter sensiblement. Il faut rappeler que, techniquement, la fiscalité marocaine est très lourde, les textes sont parfois difficiles à interpréter ou à exécuter. F.N.H. : Pensez-vous que le digital permet réellement d'améliorer les rapports entre l'administration et les citoyens ? Y. O. : Le digital ne peut qu'améliorer ces rapports et instaurer un climat de confiance entre l'administration et les contribuables. Il a amélioré nettement la fluidité des opérations. Le paiement de la taxe sur l'automobile, l'IS, la TVA, etc. est devenu plus rapide, plus sûr et plus efficace. Le contrôle devient également plus précis et plus large. Les agents de l'administration sont de plus en plus déployés vers d'autres activités qui nécessitent une présence physique.