Le mandat des membres du Conseil (5 ans), déterminé par la loi, est expiré depuis octobre 2013. Aujourd'hui, tout est paralysé et le Conseil de la concurrence semble naviguer à vue, sans aucune visibilité. Abdelali Benamour, président du Conseil de la concurrence, nous parle de cette situation ubuesque que traverse cette institution appelée pourtant à jouer un rôle crucial dans la conduite des affaires du Royaume.
Finances News Hebdo : Quel est l'état actuel du Conseil de la concurrence ?
Abdelali Benamour : Il faut d'abord dire que même si le processus concernant le cadre juridique a été vraiment long, caractérisé par un vrai militantisme, nous avons aujourd'hui des textes parmi les meilleurs au monde, avec de larges prérogatives accordées au Conseil de la concurrence. C'est un Conseil indépendant, tel que le stipule la Constitution, décisionnaire, qui peut sanctionner et qui a également la possibilité d'auto-saisine lorsqu'il y a des suspicions d'entente ou d'abus de position dominante. Le Conseil a également un autre pouvoir énorme: celui de mener des enquêtes, ce qui lui donne de facto droit à accéder aux informations demandées. Enfin, le Conseil a un pouvoir de plaidoyer (advocacy) qui lui permet de suggérer des comportements et de dénoncer éventuellement des pratiques anticoncurrentielles, qu'elles proviennent du privé ou du public. Nous avons donc un texte complet et nous sommes prêts à travailler. Sauf que, depuis 2013, le mandat des membres du Conseil est arrivé à terme et n'a toujours pas été renouvelé. Et sans membres, le Conseil ne peut fonctionner. Donc, nous sommes bloqués et ne pouvons même pas nous autosaisir puisqu'il n'y a pas de Conseil. Néanmoins, nous recevons toujours des saisines et demandes d'avis qui sont traitées par les rapporteurs. Mais aujourd'hui les dossiers s'accumulent (une trentaine) sans suite parce que le travail effectué par les rapporteurs doit être soumis au Conseil, lequel a le pouvoir de décision.
F. N. H. : Donc, vous avez le sentiment de fournir des efforts inutilement…
A. B. : Il faut avouer qu'au début, nous avons gardé notre enthousiasme. Mais après trois ans d'attente, il s'installe logiquement une certaine lassitude. Voilà donc la situation dans laquelle nous nous trouvons.
F. N. H. : Mais concrètement, depuis 2013, qu'est-ce que vous faites ?
A. B. : Nous traitons, comme je l'ai souligné, les saisines et demandes d'avis que nous recevons et gérons les affaires courantes. Nous en recevons de très intéressantes : c'est le cas notamment par exemple de la saisine reçue il y a un peu plus d'un mois relative au problème des hydrocarbures au Maroc. Y a-t-il concurrence ou pas et comment se fait-elle ? Les rapporteurs sont en train d'éplucher ce dossier, mais quand ils auront fini, il faudrait que le Conseil soit opérationnel pour en décider.
F. N. H. : Avez-vous donc l'impression d'être payés pour ne rien faire ?
A. B. : Tout de même, je n'irai pas jusque là. Mais, pour être honnête, on peut dire que nous sommes en chômage partiel (rires). Précisons que d'autres institutions comme l'Instance centrale de prévention de la corruption sont dans la même situation que la nôtre.
F. N. H. : En réalité, pourquoi n'arrive-ton toujours pas à nommer les membres du Conseil ?
A.B. : Je ne peux vous dire exactement la raison, parce que moi-même je ne la connais pas. C'est peut-être dû à la lenteur classique de l'administration marocaine. Il y a peut-être aussi des lobbies qui s'activent dans l'ombre, parce que même si officiellement tout le monde souscrit à la mise en place du Conseil de la concurrence, officieusement certains ne voient pas d'un bon œil qu'il émerge.
F. N. H. : Dans la déclaration gouvernementale, le chef de gouvernement a assuré que l'Exécutif apportera son soutien au Conseil de la concurrence, afin de lui permettre d'assurer pleinement son rôle. Avez-vous bon espoir de voir la situation actuelle se décanter suite à cette déclaration ?
A. B. : Nous attendons de voir… Espérons que les choses aillent vite.
F. N. H. : Avez-vous pris contact avec le chef de gouvernement ?
A. B. : Nous l'avons fait avec l'ex-chef de gouvernement. Mais puisque le nouveau chef de gouvernement s'est de lui-même autosaisi de la question, c'est très bien. Nous restons à l'écoute. S'il ne se manifeste pas d'ici 2 à 3 semaines, nous prendrons alors contact avec lui. Il faut juste rappeler que nous ne faisons pratiquement rien depuis un an et demi avec notre nouveau cadre institutionnel. Et c'est assez grave car, contrairement aux autres institutions qui sont consultatives, le Conseil de la concurrence a un pouvoir décisionnaire. En cas de fusion acquisition par exemple, c'est au Conseil de trancher. Alors, pour éviter de bloquer les dossiers qui sont généralement importants, nous orientons les opérateurs vers le chef de gouvernement, lequel peut utiliser les anciens textes pour trancher. C'est illégal; mais on n'a pas le choix.
F. N. H. : Dès lors que vous avez été nommé par le Roi, n'êtes-vous pas tenté de frapper à d'autres portes pour débloquer cette situation ubuesque ?
A. B. : En attendant que nous jouissions de notre pleine indépendance, notre ministre de tutelle est le chef de gouvernement. Nous avons transmis nos doléances à l'ancien chef du gouvernement, nous en ferons certainement pareil avec le nouveau. Donc, sauf attendre, nous ne pouvons rien faire d'autre.
F. N. H. : Dans la situation actuelle, quels sont vos rapports avec les autres régulateurs ?
A. B. : Ils sont cordiaux avec certains, comme notamment Bank Al Maghrib, mais plus tendus avec d'autres. En matière d'oligopole, le droit de la concurrence au niveau mondial dit que tout ce qui est en amont, c'est-à-dire ce qui relève des réseaux et des coûts au niveau des réseaux, est traité par le régulateur sectoriel. Mais dès qu'on passe à l'aval, c'est-à-dire au niveau du marché et qu'on constate qu'il y a entente ou abus de position dominante, cela relève du régulateur national, notamment le Conseil de la concurrence. Ce pouvoir ne peut donc être dévolu au régulateur sectoriel qui n'est pas totalement indépendant, étant sous la tutelle d'un ministre. Ensuite, il y a un risque de capture : c'est-à-dire qu'à force d'être en contact permanent avec les mêmes acteurs, le régulateur sectoriel peut développer des affinités avec eux, ce qui peut influencer son jugement. Le problème est que certains régulateurs voulaient avoir ce pouvoir et l'un d'entre eux est parvenu à ses fins.
F. N. H. : Vous faites allusion à l'Agence nationale de régulation des télécommunications ?
A.B. : Comme c'est vous qui le dites…
F. N. H. : Et quelles sont les conséquences alors ?
A.B. : Il y a une double compétence. On ne peut pas nous enlever la nôtre parce qu'elle est consacrée par la Constitution. Cette situation pourrait à l'avenir conduire à des avis contraires, voire des décisions différentes sur un même dossier. ■