Le multilatéralisme comme la mondialisation semblent en crise. La Covid-19 a exacerbé la crise et les Etats optent désormais plus pour le bilatéralisme. Cette problématique a été débattue en visioconférence tenue à Rabat dans le cadre de la 9ème édition des Dialogues Stratégiques du Policy Center for the New South (PCNS), placée sous le thème "la Démondialisation ». Cette rencontre est animée par l'ancienne ministre de la femme et la famille et ancienne ambassadrice, Nouzha Chekrouni, l'ancien ministre de l'économie et des finances, Fathallah Oualalou, l'ancien ambassadeur du Royaume auprès des Nations Unies, Mohammed Loulichki et l'économiste et membre de la Commission spéciale sur le modèle de développement, Larabi Jaidi. Mohamed Loulichki : Il faut espérer qu'après la Covid, il y a cette prise de conscience de la nécessité de réhabiliter le multilatéralisme « Depuis longue date, la mondialisation se présente comme un processus incontournable et irréversible. Son appréciation varie de ceux qui la considèrent comme néfaste à ceux qui la considèrent comme heureuse. A titre d'exemple en Afrique, il y a 481 millions d'habitants qui vivent sous le seuil de la pauvreté et ce bien avant la pandémie et tout le monde s'accorde à dire qu'elle risque de s'aggraver davantage. Les structures qui gèrent la mondialisation se sont avérées incapables de gérer les imperfections et les limites de cette mondialisation et apporter les ajustements nécessaires. Depuis 2003, malgré le processus du cycle de Doha, les négociations n'ont pas bougé d'un iota et rien n'a été fait pour que les pays en développement puissent cueillir les fruits de cette mondialisation. D'où le questionnement quant à cette mondialisation et les alternatives ne sont qu'un retour à l'autarcie que nous avons expérimentée dans les années 50 et 60 et qu'il serait difficile à restituer dans le contexte actuel des relations internationales. Ce mouvement de contestation s'accompagne d'une remise en cause de la démocratie représentative, d'une désaffection vis-à-vis de l'élite gouvernante et d'un recul des valeurs humaines qui ont présidé la création des institutions multilatérales à savoir la solidarité, la coopération... Le multilatéralisme fait que la globalisation n'est pas uniquement économique, n'est pas uniquement la pénétration de marchés... il a pour éthique de brider l'influence des puissants et de protéger les faibles. Autrement dit de trouver une conciliation entre l'intérêt national et l'intérêt international et qu'on le veuille ou pas les Etats-Unis continuent d'être la force motrice du multilatéralisme et de la globalisation. Effectivement, la tendance aujourd'hui est à se replier sur soi-même et à gérer le social. En attendant, il y a l'émergence d'une dynamique régionale, le fait que l'Afrique adopte la zone de libre-échange continentale et d'autres pays d'opter (Chine, Russie...) pour la constitution de groupes régionaux confirme cette tendance à la prévalence du multilatéralisme régional, à son renforcement... Ce qui semble une étape importante en attendant que le multilatéralisme reprenne tous ses droits. Il faut espérer qu'après la Covid, il y a cette prise de conscience de la nécessité de réhabiliter le multilatéralisme à même de permettre de relever les défis du 21 éme siècle... Le multilatéralisme universel est en perte de vitesse et ses chances de reprendre le dessus sont très minces compte tenu des circonstances actuelles. On assiste à la prévalence du multilatéralisme régional à travers les exemples de l'Union européenne, du Japon, de la Chine et de la Russie qui s'organisent dans une logique de proximité... » Fathallah Oualalou : La mondialisation et la croissance sont nécessaires mais sous d'autres formes « La proximité régionale ou la re-régionalisation est une des solutions aux dérives de la mondialisation car elle est plus opportune et plus nécessaire que le concept de relocalisation souvent utilisé en France et en Europe. Cette crise inédite et mondialisée a été à l'origine de la mobilisation des Etats contre la pandémie et nécessitera inéluctablement une refondation du monde post-crise. Le monde est sur le point d'assister à la confirmation de quatre tendances pressenties depuis le début du siècle. Parmi ces tendances, la montée de la Chine et de l'Asie car "la mondialisation n'est plus seulement occidentale mais elle est également tractée par l'Asie et par l'Afrique". La deuxième tendance s'articule autour d'une nouvelle bipolarité qui s'installe entre la Chine et les Etats-Unis avec tout son lot de tensions, commerciales, aujourd'hui sanitaires, mais essentiellement technologiques. Le recul de l'Europe, qui fait montre d'une forme d'inertie, et le "chamboulement régressif en Méditerranée" représentent la troisième tendance, alors que la quatrième réside dans le numérique et l'intelligence artificielle, en tant que forces motrices de la mondialisation pilotées par le GAFAM américain (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) et le BATX chinois (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi). Dès lors, malgré la rupture des chaines de valeur mondiales due à la crise sanitaire, la fermeture des frontières entre les Etats et le désengagement des grandes puissances, je démentis les affirmations selon lesquelles l'on assiste à une démondialisation ou que le monde aurait besoin de décroissance. La mondialisation est dynamisée par des interdépendances inévitables d'où la pandémie, elle même, qui est un résultat de la mondialisation. La mondialisation et la croissance sont nécessaires mais sous d'autres formes qui soient à même de répondre aux besoins des "biens communs" qui se traduisent par l'intégrité de la personne, l'intégrité de l'environnement, et l'équité. La régionalisation s'impose aujourd'hui dans la gestion du risque sanitaire et pour répondre au risque de rupture des chaines de valeur mondiales, en plus de contribuer à la réduction des coûts environnementaux liés aux longs déplacements. Pour ce faire, je préconise la création d'un troisième pôle qui donnerait une nouvelle centralité à la Méditerranée, le berceau de la mondialisation, en tant que nouveau pole de développement et de rayonnement voire même la nécessité pour l'Europe de tendre la main à la Méditerranée du sud et à l'Afrique en intégrant une nouvelle logique basée sur la coproduction et une nouvelle approche de partenariat. La re-régionalisation est aujourd'hui nécessaire pour sauver le multilatéralisme et créer les conditions d'une multipolarité à même de corriger les abus de la mondialisation ».
Larabi Jaidi: La Souveraineté est plus liée à la sécurité globale « L'industrie est le secteur stratégique et le restera pour le développement économique d'ensemble et surtout pour les pays du Sud. Mais en même temps, c'est le secteur où l'enjeu des chaînes de valeur et de relocalisation se manifestent avec plus d'ampleur depuis quelques années. A travers les débats lors du Covid et l'après Covid, la question de la souveraineté industrielle revient avec force. La notion de souveraineté est empruntée à la politique et à la géopolitique. Elle a fait l'objet d'un grand débat chez les philosophes. Par la suite elle a migré vers l'économie tout en ayant un rapport avec les missions régaliennes de l'Etat. Elle a pris de l'importance en fonction de l'évolution des missions de l'Etat, stratège, régulateur... La question de la souveraineté industrielle a été le prolongement de la souveraineté économique, macroéconomique, monétaire... Il ne faut pas aller en contre sens de la souveraineté et la considérer comme une sorte de repli sur soi. Elle est plus liée à la notion de sécurité globale. Aujourd'hui on parle du « made in » ou comment produire localement mais cela ne veut pas dire produire tout ou consommer tout localement. Il s'agit toujours d'être dans une logique de globalisation et de mondialisation. Pourquoi la notion de souveraineté revient en force durant cette crise sanitaire ? En premier parce que le cours de la mondialisation est en train de se redéfinir à cause de la Covid qui a accéléré la crise se traduisant par la montée des risques. En dépit des mesures de protectionnisme prises par certains Etats notamment américain, on n'assiste pas à un retour de protectionnisme en force parce que dans le contexte actuel, il est difficile d'utiliser les anciens mécanismes de protectionnisme tels que les droits de douane. Le protectionnisme fonctionne à partir des barrières non tarifaires, des normes... Il y a également le risqué lié à ce qu'on appelle la perte de contrôle des secteurs stratégiques (Santé, défense, recherche & développement)... ce sont là les nouveaux risques. On assiste par ailleurs aux risques liés à la fragmentation des systèmes de production...Les risques politiques liés aux chaînes de valeur... La relocalisation ne s'agit pas d'un phénomène nouveau lié au Coronavirus du fait qu'elle a toujours constitué un moyen de riposte de la part des pays du Nord, mais elle intervient à des moments séparés, prend des ampleurs différentes et concerne des secteurs à part, lorsque l'économie d'un Etat est à l'épreuve des enjeux de coûts de production et de recherche et développement (R&D) ou encore des risques liés aux incertitudes… ».