Aucun critère politique ou économique ne peut justifier un quelconque refus à l'ouverture de la frontière. Pourquoi empêcher des citoyens, des artistes, des sportifs ou de simples touristes de traverser à pied cette frontière, et les obliger à la survoler par avion, sachant que le visa a été supprimé depuis 2005 ? L'Algérie officielle a-t-elle perdu ses principes et ses repères de fraternité, de bon voisinage, de réciprocité et de fidélité à l'Histoire? Faut-il s'y résigner après la réponse du ministre de l'intérieur à la demande officielle du ministre des Affaires étrangères marocain de rouvrir les frontières? L'histoire de ce conflit ressemble à celle de deux frères dont l'un a fermé la porte à l'autre suite à une dispute. Après une si longue pénitence, comment ce frère peut-il refuser à l'autre qui le demande de lui rouvrir sa porte ? Le «cadre global» des relations maghrébines évoqué par Zerhouni n'est qu'une baliverne qui veut dire que le cercle dur du pouvoir, dont il a toujours fait partie en tant qu'ex-colonel de la SM, veut maintenir le statu-quo de l'isolement des Algériens. Il est bon de se souvenir du contexte qui prévalait en cette terrible année 1994. Personne ne s'était posé la question. Et si l'attentat de Marrakech qui provoqua le soudain processus de rejet violent et généralisé était une action d'intoxication préméditée pour aboutir à cette grave décision de fermeture des frontières? On se souvient d'autres opérations scabreuses qui ont eu lieu en Algérie et en Europe pour justifier des rafles au petit matin, le départ des étrangers et la mise sous embargo du pays durant cette sinistre période. Aucun critère politique ou économique ne peut justifier un quelconque refus à l'ouverture de la frontière. Pourquoi empêcher des citoyens, des artistes, des sportifs ou de simples touristes de traverser à pied cette frontière, et les obliger à la survoler par avion, sachant que le visa a été supprimé depuis 2005 ? Pourquoi limiter les échanges commerciaux et saboter la densification du tissu économique frontalier ? Des journaleux imbéciles ont évoqué une «forte précarité socio-économique à l'est du Maroc» pour justifier l'urgence de la demande marocaine. Ceci n'est qu'un discours de chameau qui se moque de la bosse de son voisin. Le tissu économique algérien est en crise bien plus profonde qu'au Maroc, puisque même la manne pétrolière n'y peut rien. Au diable les pitreries diplomatiques et journalistiques, laissons parler les cœurs ! L'histoire de la fraternité algéro-marocaine peut se résumer dans l'histoire de deux hommes : le défunt Roi Mohammed V et l'actuel président Bouteflika. Lorsque le jeune et frêle Sidi Mohammed Ben Youssef succéda à son père Moulay Youssef en 1927, préféré à ses frères à l'unanimité par les membres du Makhzen et les ouléma réunis à Fès, il était suivi comme son ombre par son protecteur qui l'a éduqué en tant que précepteur et qui deviendra chef de son secrétariat particulier. Cet homme qui lui voua une fidélité quasi-filiale était un Algérien, Si Lounès Mammeri originaire de Taourirt Mimoune en Haute Kabylie, oncle du célèbre écrivain Mouloud Mammeri, qui le rejoignit à Rabat dès 1928 à l'âge de 11 ans et lui rendit souvent visite par la suite. La tombe de Si Mammeri se trouve à l'intérieur du palais de Rabat, signe de haute reconnaissance royale. Depuis l'accession du Roi MohammedV, surnommé par son peuple le Père de la Nation, Si Mammeri l'accompagna dans les moments les plus intenses de l'histoire de l'Humanité : la Seconde Guerre mondiale et la guerre d'Algérie. Dans l'une comme dans l'autre, la fidélité du Roi aux idéaux ne faillit pas. Dans sa proclamation du 3 septembre 1939, le Sultan affirmait : «La France prend aujourd'hui les armes pour défendre son sol, son honneur, sa dignité, son avenir et le nôtre. Nous devons être nous mêmes fidèles aux principes de l'honneur de notre race, de notre histoire et de notre religion… A partir de ce jour et jusqu'à ce que l'étendard de la France et de ses alliés soit couronné de gloire, nous lui devons un concours sans réserve, sans lui marchander aucune de nos ressources et sans reculer devant aucun sacrifice. Nous étions liés à elle dans le temps de tranquillité et d'opulence. Il est juste que nous soyons à ses côtés dans l'épreuve qu'elle traverse et d'où elle sortira, nous en sommes convaincus, glorieuse et grandie». Il tint le même discours à l'égard de l'Algérie en novembre 1955… à son retour d'un exil de plus de deux ans, après avoir arraché l'indépendance du Maroc. Avec son statut de seul étranger distingué Compagnon de la Libération par le général De Gaulle, il tient tête à la puissance coloniale jusqu'à son décès le 16 février 1961. Durant son règne, le FLN, l'ALN et le MALG évoluèrent à leur guise dans tout le Maroc sous la protection royale. L'ombre d'Abdelaziz Bouteflika plane sur Oujda, sa ville natale, aux abords des maisons appartenant à sa famille et le lycée où il fit ses études. Son nom circule sans cesse dans les conversations et les espoirs des Marocains. Abdelaziz le Marocain, Bouteflika l'Algérien, Abdelkader le Malien. A lui seul, il symbolise l'union des peuples maghrébins et subsahariens. Pourquoi n'a-t-il pas assez de mémoire, ni de force pour détruire ce mur invisible à quelques pas de sa ville… neuf ans après son accès à la présidence? Est-ce donc à ce poste-frontière fermé depuis tant d'années que s'arrête le Maghreb des peuples ? Déjà, le 5 octobre 1963, Bouteflika, alors jeune ministre des Affaires étrangères, déclarait à Oujda : «Le peuple algérien n'a pas oublié l'attitude du Maroc lors de la Guerre d'Algérie. Chaque Algérien se considère au Maroc comme chez lui, tout comme chaque Marocain est chez lui en Algérie». Plus tard, le 15 janvier 1969, il signa à Ifrane le Traité de fraternité, de bon voisinage et de coopération, qui devait sceller «Une paix permanente, une amitié solide et un voisinage fructueux, découlant naturellement de la fraternité séculaire liant les deux peuples frères, … et viseront à l'édification d'un avenir commun et prospère.» C'est encore Bouteflika qui signa l'Accord du 15 juin 1972, par lequel le Roi Hassan II reconnaissait définitivement le tracé frontalier et mettait fin au contentieux territorial hérité du colonialisme. Lors de l'épisode de la Guerre des sables de 1963, le président Ben Bella déclara dans une interview à une télé française : «la frontière est une notion abstraite. Elle n'existe pas sur le terrain. La nature n'a pas créé de frontières. Et les hommes suivent la nature. C'est une situation gênante pour nos voisins marocains… Le tracé frontalier est un mauvais cadeau du colonialisme.» Fermer la porte au Maroc, c'est ne pas voir plus loin que le bout de son nez. Aucune action de coopération internationale de l'Algérie ne sera crédible tant qu'elle n'est pas capable de s'entendre d'abord avec ses voisins frontaliers. La bonne entente maghrébine constitue le socle unique sur lequel peut se bâtir toute initiative internationale qu'elle soit arabe, africaine ou méditerranéenne. C'est une question de sécurité et de prospérité nationale. • Saâd Lounès Journaliste algérien