Al Adl Wal Ihssane vise à s'emparer du pouvoir à l'instar de tous les mouvements islamistes radicaux. C'est ce qu'affirme le chercheur Lakhdar Ferrat, auteur de l'étude dédiée au mouvement de Abdeslam Yassine. ALM : Pourquoi un tel intérêt pour Al Adl Wal Ihssane, maintenant ? Lakhdar Ferrat : Ce qui a suscité mon intérêt pour ce mouvement est la série de déclarations de Nadia Yassine au sujet d'un régime républicain au Maroc. Cela est une nouveauté chez les mouvements islamistes et je voulais savoir pourquoi une telle évolution. Dans la tradition des mouvements islamistes intégristes, même en Europe, ces derniers revendiquent toujours l'instauration d'un Califat comme cela a été le cas au temps du Prophète. Je voulais savoir de très près pourquoi ce mouvement fait une telle exception dans ses revendications, mais en plongeant dans sa propre littérature. J'ai fini par m'apercevoir qu' Al Adl Wal Ihssane revendique exactement ce que tous les islamistes radicaux demandent : un Califat. Mieux encore! Pour Al Adl, le calife est tout désigné en la personne même du cheikh Abdeslam Yassine. Je pense que les déclarations de Nadia Yassine sont destinées à tester l'état de préparation des troupes du cheikh et aussi à rallier d'autres militants et sympathisants. D'un autre côté, Al Adl lance un signal pour dire qu'il est capable d'aller le plus loin possible dans son défi contre le pouvoir en place et l'institution qui le symbolise. Cela me rappelle étrangement ce que disait le FIS en 1991 à propos du président algérien de l'époque qui était considéré en tant que barrage institutionnel à leur accession et à la prise de pouvoir. Je considère que l'appel à l'instauration d'une république au Maroc, par ailleurs sans expliquer sa nature et son contenu, n'est ni plus ni moins les prémisses d'une consciente et minutieuse désobéissance civile. Une telle déclaration faite en Belgique par un parti, association, ou groupuscule aurait provoqué une crise sans précédent et une dénonciation sans concession. Cela arrive souvent en Belgique même si les détracteurs de l'institution royale belge sont des démocrates. Ce qui est loin d'être le cas pour Al Adl Wal Ihssane. Vous axez beaucoup votre travail sur la propre littérature de ce mouvement et de son guide. Pourquoi un tel choix ? Cette méthode m'a paru la plus appropriée pour l'élaboration de cette étude et pour pouvoir aller au fond des choses. Personne ne pourra, logiquement, me reprocher que je fais dire des choses à un mouvement ou une personne. Par honnêteté intellectuelle, je voulais aussi reprendre avec un esprit critique les principaux concepts politiques ou religieux servant de base à Al Adl Wal Ihssane. Cela aidera, à mon avis, de comprendre ce que représente réellement ce mouvement. Pour moi, les militants de ce mouvement doivent faire une autocritique et essayer de mieux comprendre dans quelle aventure ils pourraient être embarqués. Par ailleurs, je connais les mouvements islamistes et je fais partie des 650 000 intellectuels algériens exilés, soit le total de ce que les universités algériennes forment en 12 années. Je sais donc de quoi je parle et les intellectuels marocains doivent faire face pour éviter qu'un tel scénario n'ait encore lieu dans cette région. Dans cette étude, vous faites beaucoup de rapprochements avec le FIS en Algérie. Pourquoi ? La comparaison vient du fait que je considère que les mouvements islamistes sont les mêmes avec les mêmes méthodes et les mêmes objectifs. Pour moi, le FIS en Algérie agissait comme le fait Al Adl Wal Ihssane aujourd'hui au Maroc avec un léger changement après le 11 septembre 2001. Les déclarations et les méthodes sont les mêmes, les deux mouvements utilisent la religion islamique dans des pays musulmans pour des objectifs politiques : la prise du pouvoir. D'ailleurs, le double langage est bien réel chez cheikh Abdeslam Yassine et c'est un trait partagé entre les deux mouvements. Il fait des tonnes de déclarations politiques mais il se défend d'être un parti politique préférant agir sous les dehors d'une association tablant sur la bienfaisance et refuse bien sûr de se conformer aux lois sur les partis. Cela prouve que les visées sont toutes autres, d'où la nécessaire comparaison pour mieux cerner le phénomène et mieux l'expliquer. Les autres pays ont négligé ce phénomène et payent le prix fort aujourd'hui comme l'Arabie Saoudite, chose qui était impensable il y a quelques années. Finalement, d'après vous, est-il à craindre qu'Al Adl passe à une confrontation armée avec les autorités marocaines ? A un moment donné de l'histoire de ce mouvement radical, il sera coincé par le propre discours qu'il distille à sa base. L'étude prouve qu'Al Adl Wal Ihssane inculque à ses militants des idées de djihad basé sur le refus du système en place et l'espoir d'instaurer un pouvoir musulman dont le cheikh aura les rênes. La base ne pourra patienter éternellement et le risque d'affrontement vient de là. Il est impossible de tenir une base avec des promesses jusqu'à l'infini. Le risque est réel et si le chef ne suit pas pour une raison ou une autre, c'est l'émiettement du mouvement avec l'apparition de groupes autonomes incontrôlables. Pour le chercheur que vous êtes, quelle attitude devrait-on adopter vis-à-vis d'un mouvement comme Al Adl Wal Ihssane ? Je pense qu'un excès de prudence vaut toujours mieux qu'une confiance mal placée, et là je parle du rôle des intellectuels marocains de tous bords et surtout ceux qui s'opposent à ce projet de société obscurantiste de jouer leur rôle pour aider à une prise de conscience du citoyen marocain. On ne peut pas oublier aussi le travail des politiques pour moraliser la société et la vie publique, en menant un combat contre les maux sociaux qui préparent le terreau favorable pour les islamistes qui "offrent" le paradis comme alternative aux "épreuves" actuelles. Comme vous le savez, la démocratie est le seul modèle fiable pour le moment. C'est pour cela qu'elle est au centre des "combats" des islamistes qui veulent mettre la société sous tutelle.