Deux journalistes français, Christophe Deloire et Christophe Dubois viennent de publier, chez Albin Michel, un livre intitulé «Les islamistes sont déjà là» et qu'ils présentent comme «une enquête sur une guerre secrète». L'ouvrage vaut la peine d'être lu ne serait-ce que pour les notes des «services» qui semblent avoir fortement «inspiré» les deux co-auteurs. Nous en publions les bonnes feuilles, chapitre par chapitre. «Prions Dieu que la gauche gagne» La Courneuve, mai 1997 Spécialiste de l'Islam et des pays arabes au sein du Parti socialiste, Alain Chenal se souvient d'avoir dit un jour à Lionel Jospin : «Si tu veux traiter du catéchisme, tu ne vas pas voir Mgr Gaillot.» L'intelectuel militant signifie ainsi au Premier ministre qu'il «faut traiter avec l'Union des organisations islamiques de France», poids lourd de l'Islam en France. Membre de la fondation Jean-Jaurès, Alain Chenal n'adhère pas aux conceptions des Frères musulmans. Mais il est de l'avis qu'adoptera quelques années plus tard Nicolas Sarkozy, à savoir que le politique ne peut nier la réalité. Lionel Jospin, en outre, n'a pas mauvaise presse dans les couloirs du siège de l'UOIF, à la Courneuve. Personne n'a oublié ici la loi du 10 juillet 1989, qu'il a fait voter lorsqu'il était ministre de l'Éducation nationale. L'article 10 stipule que «dans les collèges et lycées, les élèves disposent, dans le respect du pluralisme et du principe de neutralité, de la liberté d'information et de la liberté d'expression». Sans cet article, l'avis du Conseil d'État sur le voile, rendu la même année à la demande de Jospin, eût été sensiblement plus restrictif. Bref, Lhaj Thami Breze estime que «Jospin s'est comporté de manière très responsable sur le foulard». Le président de l'UOIF ne tarit pas d'éloges : «Jospin est le Premier ministre qui a le plus fait pour banaliser le repport entre la République et le culte musulman.» Après l'élection de Jacques Chirac à la présidence en 1995, Lionel Jospin bénéficie de l'effet repoussoir de Jean-Louis Derbé, alors ministre de l'Intérieur. Certains responsables associatifs font preuve d'une franche hostilité à l'égard de ce dernier, coupable à leurs yeux de se désintéresser du culte musulman. En 1995 et 1997, l'UOIF organise un congrès des associations musulmanes. Le Premier secrétaire du Parti socialiste envoie des messages et dépêche même deux émissaires, Alain Chenal et Ahmed Gayet. Conseiller de Martine Aubry, ce dernier est très lié au pouvoir marocain. Depuis son départ d'un cabinet ministériel, il travaille dans une willaya, une préfecture, au Maroc. En mai 1997, dans une réunion interne de l'UOIF, un dirigeant déclare : «Les Derbé-Bayrou et Barrot sont les ennemis d'Allah. Derbé a expulsé beaucoup de musulmans innocents. Le ministre du Travail avait demandé aux sociétés de ne pas embaucher des étrangers musulmans. Bayrou a expulsé nos sœurs des écoles injustement. Prions Dieu pour que la gauche gagne. On a beaucoup à espérer de la gauche, notamment pour qu'elle nous accorde la nationalité française et des facilités pour exercer nos activités religieuses 1.» Pendant la campagne des législatives de 1997, l'UOIF fait passer des consignes de vote en faveur de la gauche. Une déclaration de Jospin évoquant sa conception de l'Islam en France est même insérée dans des courriers aux militants. «Tout le monde a compris que nous soutenions Jospin, mais nous n'avons procédé qu'en dehors des lieux de culte; nous disions seulement qu'il fallait remplir son devoir civique», explique Lhaj Thami Breze. À l'occasion de l'élection présidentielle de 2002, les responsables de l'UOIF ont les mêmes intentions en faveur de l'élu de Cintegabelle. Seulement, les jeunes du mouvement décident de lui envoyer un avertissement au premier tour. La direction de l'organisation appelle moins clairement à voter à gauche qu'aux l»gislatives de 1997, en raison d'un épisode ayant singulièrement marqué les esprits : Jospin sortant de l'université palestinienne de Bir Zeit sous les huées et les caillasses, après ses déclarations sur le caractère terroriste du Hezbollah, en 2000. L'organisation concurrente, la Fédération nationale des musulmans de France, semble avoir suivi un parcours de gauche à droite. Son président depuis 1994, Mohamed Bechari, a «essentiellement des copains à gauche». Ce Français d'origine marocaine a fait ses armes au syndicat étudiant UNEF-ID, la pouponnière du Parti socialiste. De 1988 à 1990, il fut le secrétaire général de la section de l'université Paris-VIII. À ses débuts, il a fréquenté Manuel Valls, alors élu d'Argenteuil, qui deviendra plus tard le conseiller en communication de Lionel Jospin. Bechari se lie aussi avec Martine Aubry et participe même à la création de la fondation Agir contre l'exclusion, aux côtés d'Olivier Duhamel. Lorsque le jeune homme prend la tête de la FNMF, le RPR ne s'intéresse guère aux questions d'immigration de l'Islam, sinon pour les aspects sécuritaires. Seul Patrick Stefanini porte un peu d'intérêt aux organisations musulmanes autres que la Mosquée de Paris, qui seule trouve grâce aux yeux des gaullistes. Dans ce contexte, Bechari multiplie donc les contacts à gauche, avec des responsables comme Claude Estier ou Dominique Strauss-Kahn. Il se rapproche de SOS Racisme. Julien Dray et Harlem Désir font partie de ses fréquentations. En 1995, il incline naturellement pour le candidat Jospin. Aujourd'hui, il affirme que sa fédération était partagée. En octobre 1995, le président de la FNMF participe à des forums politiques à Bègles, près de Bordeaux, en présence de Laurent Fabius et de Michel Rocard. Bechari a connu le maire de la ville, l'ancien journaliste Noël Mamère, à l'époque de Convergence écologie solidarité (CES). Proche de ce dernier, Patrick Farbiaz avait été l'un de ses camarades d'études à l'université Paris-VIII. Après l'arrivée de Lionel Jospin à Matignon, en 1997, Bechari fait attention à se démarquer de son image de gauche. Car son positionnement en faveur du Parti socialiste fait grincer des dents au sein de sa fédaration. Il tient alors un discours de cohabitation, visant à ne froisser personne : «Chirac est pour une politique pro-arabe à l'extérieur. Jospin fera une politique plus sociale à l'intérieur.» Lorsque Bechari organise une conférence de minorités musulmanes en Europe, en janvier 2001, l'ancien ministre de l'Intérieur de François Mitterand, Pierre Joxe, assiste aux débats en spectateur, en compagnie de son ancien conseiller Raoul Weexteen. Le président de la FNMF finit par virer plus ou moins sa cuti. Avant l'élection présidentielle de 2002, on le voit beaucoup au Tapis rouge, le siège de campagne de Chirac. Il s'y rend pour des réunions avec Patrick Stefanini, Jacques Toubon ou Jean-François Copé. Après l'éviction de Jospin au premier tour, la FNMF organise un congrès, porte de la Chapelle à Paris, pour inciter les musulmans à voter pour le président sortant. Une fois le bail de Chirac reconduit, l'Élysée insiste pour que Bechari fasse preuve de bonne volonté dans les négociations préparatoires au Conseil français du culte musulman. Le 26 juin 2003, lors d'un congrès de la FNMF sous l'égide d'une organisation libyenne, Sarkozy lance : «Mohamed Bechari n'est pas un partenaire très facile, mais j'ai de l'amitié pour lui». L'intéressé affirme avoir découvert l'«humanisme» du ministre de l'Intérieur. Tout en ajoutant que Sarkozy n'était a priori «pas sa tasse de thé». Au rendez-vous suivant place Beauvau, le ministre, qui a de la mémoire et le sens de la repartie, ordonne au serveur : «Servez un café à M. Bechari, même si je ne suis pas sa tasse de thé.» 1- «L'organisation de l'Islam en France», DCRG, juillet 1997.