Le Maroc ancien voué aux céréales, à l'élevage et aux cultures arboricoles ? On sait depuis les recherches menées par Paul Berthier à partir des années 1950 que l'image est fausse. Pendant près de huit cents ans, le royaume a cultivé la canne à sucre au point d'en faire l'une de ses principales richesses à l'époque saadienne. Entretien avec Gérard Giuliato, professeur à l'Université de Lorraine, qui a étudié dans le cadre d'une coopération entre Nancy et Agadir les vestiges de plusieurs sites sucriers au Maroc. La canne à sucre est généralement vue comme une plante réservée aux pays tropicaux. Sa culture explique pourtant en partie la prospérité économique et la puissance politique du Maroc à certaines époques, et cela bien que les conditions géographiques n'aient pas été particulièrement favorables à son développement. Comment les exploitations sucrières ont-elles pu émerger dès le 9e siècle et se maintenir jusqu'au 17e siècle ? Le sud du Maroc avec son climat aride et semi-aride n'apparaît pas de prime abord comme un territoire à la géographie particulièrement favorable à l'essor de la culture de la canne. C'est pourtant dans cette région qu'ont émergé les exploitations les plus notables vers Essaouira et Chichaoua, et surtout dans les environs de Taroudant et des Ouled Teima, le véritable centre sucrier du Maroc saadien. Pour surmonter la problématique du climat, il a fallu mettre à disposition des sucreries des quantités suffisantes d'eau. Le secteur a bénéficié pour cela des sources de piémont venues de l'Anti-Atlas et de l'Atlas. Il s'est également appuyé sur la présence de nombreuses nappes phréatiques, accessibles à cinq ou huit mètres de profondeur, qui ont été exploitées via le procédé d'irrigation des khettaras (canaux souterrains qui pénètrent dans le sol sous une faible pente, ndlr). La culture de la canne était au début l'affaire de petits exploitants. Qu'est-ce qui a déclenché son "industrialisation" ? Historiquement, la canne a d'abord été cultivée dans des jardins d'oasis de montagne de l'Anti-Atlas. C'était effectivement l'affaire de petits cultivateurs, essentiellement des particuliers, comme à Tiout et dans la périphérie de Taroudant. Les productions réduites alimentaient les besoins locaux et étaient aussi vendues au Maroc et transportées par caravane. La situation a changé avec l'installation des Portugais qui ont fondé en 1505 le port de Santa Cruz de Aguer au pied de la colline qui porte Agadir. À partir de 1540, les chérifs saadiens, originaires du Souss, ont compris que le sucre pouvait être une source de revenus pour l'Etat. Ils ont chassé les Portugais et pris le contrôle du port. Ils ont alors entrepris de développer de grandes exploitations étatiques destinées à produire massivement du sucre pour l'exportation. Les bateaux génois, anglais, français et hollandais venaient à Agadir chercher ce produit coûteux très demandé en Europe. Le sucre était surtout utilisé comme médicament, avant d'accompagner les boissons exotiques encore rares. Comme les revenus douaniers n'avaient d'intérêt que si les exportations atteignaient un niveau important, les chérifs saadiens ont décidé d'agir directement sur la production. L'Etat s'est lancé dans une politique de grande ampleur en prenant exemple sur ce que les Mamelouks avaient développé en Egypte. Des plantations ont été créées sur des terres publiques et de grands travaux d'irrigation menés. Logement de la roue hydraulique et canal de fuite Par rapport aux sucreries existantes à l'époque dans d'autres régions du monde, peut-on parler d'une spécificité marocaine ? La culture du sucre était très développée en Egypte et en Syrie, en Crète, à Chypre, en Sicile et en Espagne (régions de Motril et Valence), ainsi qu'au sud du Portugal, au Cap-Vert et à São Tomé. Au Maroc, le sultan a fait venir des ingénieurs et des architectes portugais qui ont installé les usines à sucre, tandis que la gestion des domaines a été confiée à des intendants juifs. Les techniques de broyage des cannes avec des rouleaux actionnés par des moulins à eau, de même que les techniques de raffinage du sucre, étaient identiques à celles pratiquées dans le monde méditerranéen. On peut néanmoins parler d'une spécificité marocaine dans les techniques de construction des ouvrages. Ces derniers étaient de deux types : liés à l'irrigation ou à la fabrication du sucre. Les premiers captaient l'eau dans des sources qui jaillissaient au pied des montagnes. Celle-ci était canalisée par des canaux en béton ou par de simples séguias (procédé d'irrigation qui consiste à régulariser à l'aide d'un barrage le débit d'un oued pour en utiliser l'eau en l'amenant par des canalisations au niveau des terres à irriguer, ndlr) creusées dans le sol. Pour franchir les différents obstacles naturels, des ponts étaient édifiés, parfois de grande taille, sur arches, pour franchir des oueds. De grands bassins à usage de réserve d'eau, près des usines, ont aussi été construits. Pour les seconds ouvrages, l'eau était amenée jusqu'à l'entrée d'un aqueduc au bout duquel se trouvait une roue à aubes qui nécessitait une chute d'eau de neuf mètres pour fonctionner. En terrain pentu, l'aqueduc pouvait avoir une longueur réduite, mais en terrain plat il fallait construire des édifices très longs. Les longueurs observées vont de 800 à 2400 mètres ! Une autre caractéristique concerne la main-d'œuvre qui était presque entièrement locale. Contrairement aux Amériques, la culture sucrière s'est développée au Maroc sans recourir à des esclaves noirs. Plan d'une usine à sucre d'après Paul Berthier Berthier indique dans ses recherches que le Maroc était en capacité de produire le fameux sucre terré, qui représentait alors la plus haute qualité qu'il était possible d'obtenir... Tout à fait, car les raffineries étaient très bien outillées. L'usine comprenait une salle de broyage, une cuve de récupération des jus (vesou), une salle des fours dans laquelle ces jus cuisaient dans de grandes bassines en cuivre, une salle de stockage des pots où l'on blanchissait le sucre et différents bassins pour nettoyer ces pots. Tous ces ouvrages ont été construits selon la même technique, identique à celle utilisée pour la construction des enceintes urbaines. C'est la technique de la banchée, comparable à celle utilisée pour la construction des maisons en terre crue. Dans un coffrage en bois, posé sur deux poutres transversales et maintenu par des montants verticaux et liens, on déversait avec des paniers un mélange de terre et de chaux que l'on tassait avec des pilons et un peu d'eau. Cette technique a été exportée en Andalousie et a donné le mortier appelé tapial en espagnol. Ces modules sont encore bien visibles sur les murs et les trous des poutres transversales ou trous de boulins. Cela représentait des quantités considérables de matériaux extraits sur place et facilement mis en œuvre par des travailleurs locaux, avec des coûts très faibles. De loin, le visiteur non averti peut prendre ses vestiges pour des restes de l'époque romaine. Mais dans le monde méditerranéen, les installations étaient plus petites et n'ont pas laissé de tels vestiges. En quoi les sucreries au Maroc ont-elles représenté une prouesse technique ? La prouesse vient de l'ampleur des constructions. Elles n'ont pu être réalisées que par la puissance publique qui disposait de la propriété de la terre, des finances pour payer les architectes portugais, qui devaient braver le risque d'excommunication de la papauté, et de l'autorité nécessaire pour mobiliser la main-d'œuvre paysanne locale afin qu'elle participe aux opérations de construction. Lors des recherches, nous avons été frappés par l'importance des travaux d'hydraulique. La réalisation des séguias a nécessité une parfaite maîtrise du calcul des pentes. Elles ont entre dix et vingt kilomètres de longueur et doivent traverser des reliefs très accidentés. Pont-aqueduc de seguia en briques Peut-on dire que le sucre a été une source majeure de richesses ? Le sucre a fourni aux Saadiens des revenus importants qui leur ont permis d'acheter un armement moderne à poudre (arquebuses, petits canons), de salarier une armée permanente de soldats qualifiés (des Morisques expulsés d'Espagne par Philippe II et des esclaves noirs), mais aussi de moderniser l'Etat et d'édifier des édifices publics et des palais somptueux. Grâce au sucre, les sultans ont pu asseoir leur autorité sur les différentes tribus. Sur le plan extérieur, les Saadiens ont également résisté aux pressions des Portugais et des Espagnols, qui cherchaient à envahir le royaume, et se sont opposés aux tentatives d'invasion des Turcs, alors installés dans l'actuelle Algérie. Ils ont enfin lancé de grandes expéditions vers le sud, atteint Tombouctou et Gao et dominé le commerce vers l'Afrique subsaharienne (sel, or, esclaves, ivoire, plumes). La légende dit que le sultan échangeait du marbre de Carrare au poids avec son équivalent en sucre. Est-ce vrai ? Il s'agit davantage d'une image pour souligner le coût élevé du sucre blanc, car le troc ne se pratiquait plus guère entre les régions qui commercaient avec de la monnaie. Du marbre italien a certainement été acheté pour décorer les palais du sultan, ou pour fabriquer des stèles funéraires, mais en volume limité. Encore faudrait-il trouver des archives commerciales qui attestent de ce commerce. Aqueduc sur l'oued Ouaar Qu'est-ce qui explique le déclin de la culture de la canne à sucre au Maroc ? Les dernières sucreries ont été construites entre 1590 et 1610 à Essaouira et Chichaoua par le sultan Ahmad Al Mansour, dans un secteur moins favorable que le Souss. Avec lui, la dynastie saadienne a atteint son apogée. À sa mort, ses héritiers se sont livrés à une terrible guerre civile, tandis que le royaume a été frappé par une série d'épidémies dont la peste. Cette situation a engendré un effondrement démographique et créé de graves perturbations économiques. Peu à peu, le pouvoir a perdu son autorité sur les populations. Or, les plantations d'Etat étaient à cette époque cultivées par les paysans locaux qui étaient obligés de venir sarcler la canne, irriguer les champs, couper les cannes et les transporter dans les usines. Ces services, qui s'apparentaient à des corvées, ont été de moins en moins admis. Ne redoutant plus l'autorité, les populations ont cessé ces travaux contraints et sont venues piller les usines pour en récupérer les matériaux. Cette montée de l'insécurité s'observe particulièrement bien sur le site de Chichaoua. On y trouve une première sucrerie restée inachevée et une seconde sucrerie qui fonctionna très peu de temps et à laquelle on ajouta des constructions défensives en pisé. Entre les deux établissements, on a édifié une immense enceinte fortifiée, longue de plus de 300 mètres, bâtie en blocs de béton pour abriter une garnison militaire. Une fois la stabilité politique du Maroc retrouvé, aucun sultan n'a cherché à rétablir ce système. À partir de 1620, la production sucrière aux Antilles et au Brésil s'est développée et un nouveau système de moulin actionné par des animaux ou des hommes a été inventé, qui ne nécessitait ni aqueduc ni réseau hydraulique. Les prix ont baissé et les Européens n'ont bientôt plus eu besoin du Maroc pour s'offrir du sucre. Départ d'aqueduc Quel est aujourd'hui l'état de conservation des anciens sites sucriers ? Ils sont soumis à de nombreuses agressions naturelles. Les plus graves sont dues aux remontées d'eau par capillarité après les pluies, l'humidité venant saper la base des édifices qui s'effondrent. Mais les risques proviennent surtout des activités humaines. Bien que les terrains soient propriété de l'Etat, leur protection n'est pas assurée. Les accaparements privés se multiplient. Les terres provenant du creusement des grands bassins et accumulées à la périphérie sont récupérées à la pelle mécanique. L'extension des plantations d'agrumes ces vingt dernières années a également rattrapé les sites et les rend inaccessibles. Quant à l'explosion urbaine, elle en a englouti plusieurs, en particulier aux Ouled Teima. Il n'y a aucune mesure de protection sur les édifices ni aucune perspective de consolidation. Il conviendrait que les autorités réaffirment la propriété publique sur les espaces sucriers et placent des bornes afin que ceux-ci soient bien délimités. Certains sites sont plutôt bien conservés, comme ceux d'Essaouira, de Chichaoua et des Ouled Messaoud près de Taroudant. Il y a urgence si l'on veut conserver ce patrimoine unique qui témoigne d'une maîtrise de l'eau en milieu semi-aride et d'une technique de moulins à sucre caractéristique du 16e siècle pour des constructions en élévation qui n'ont existé qu'au Maroc. Bassin d'irrigation