Quand Abdelilah Benkirane avait achevé son discours de lancement de la campagne électorale du PJD, les médias n'avaient pas prêté une grande attention à l'envergure du meeting ni à l'ingénierie de sa « réalisation », et encore moins à sa portée populaire. Et pourtant, tout devait être analysé dans ce meeting, et en premier le déploiement de force qu'il avait montré, surtout après la « manifestation du siècle » qu'avait abritée Casablanca et qui avait montré l'indigence de l'imagination, la faiblesse de son organisation, confinant à la caricature, et une très remarquable et respectable bêtise politique… Las... Au lieu de tout cela, toute l'attention avait porté sur la récurrence du mot « tahakkoum » dans la harangue de Benkirane. Pour la première fois, l'intérêt n'était pas dans une « petite phrase » concoctée avec soin et distillée dans le discours, ou même dans une saillie rugueuse car improvisée ou encore dans une attaque sortie du texte comme cela arrive souvent… Non, l'intérêt n'était pas dans les mots de Benkirane… mais dans l'absence d'un mot dans le discours, dans l'absence du terme « tahakkoum ». Entre les spéculations des médias, les interprétations des observateurs et les impressions de l'opinion publique, ce mot absent dans les faits et si présent dans l'esprit de tout le monde, avec toute sa charge et son mystère, revêt désormais une charge quasi magique. Un grand nombre de personnes ont établi un lien entre l'escamotage de ce mot, promu avec le temps en signature du discours « benkiranien », et le ton comminatoire et grondant du communiqué royal répondant aux propos « infondés » de Nabil Benabdallah sur des termes qui portent atteinte au pays et nuisent au respect et à la crédibilité des institutions. Le communiqué royal constitue en fait un prolongement et un croisement avec le discours royal du 30 juillet, quand le chef de l'Etat avait exprimé son étonnement et son mécontentement face aux propos et comportements de certains qui contreviennent à l'action politique, qui « portent atteinte à la réputation du pays, nuisent au respect et à la crédibilité des institutions, le tout étant entrepris pour récolter des voix et attirer la sympathie des électeurs ». Cette intertextualité entre le discours et le communiqué royaux a servi à expliciter au destinataire le sens de l'expression « portent atteinte et nuisent à la réputation du pays », la reliant au concept de « tahakkoum ». Ce terme est donc devenu banni, proscrit, et sujet à une réserve quasi officielle, mais dans le même temps, il s'est transformé en une sorte de code de transmission des propos de Benkirane adressés au peuple, un code qui se transmet d'une manière indirecte ou allusive, ou encore par l'emploi de vocables synonymes utilisés dans la communication entre l'émetteur d'un discours et son récepteur. Avant cela, le tahakkoum était un mot au sens obscur mais qui était employé à une lecture particulière du champ politique, une lecture approchant du contenu sémantique développé par les partis du mouvement national, puis de la gauche, partant de « la troisième force » d'Abed el Jabri (le makhzen) pour arriver aux « poches de résistance au changement » d'Abderrahmane el Youssoufi, en passant par « le parti clandestin » de Mohamed el Yazghi. Ce concept traduit donc l'influence idéologique de ses inventeurs tant il est vrai que l'art du néologisme politique a toujours été lié à la domination culturelle et politique de telle ou telle formation ou mouvance. Et cela est d'autant plus vrai quand le terme inventé outrepasse sa famille politique originelle et devient un outil de communication transversal et commun. Victor Hugo ne disait-il pas : « Quand surviennent les révolutions, guettez le vocabulaire » ? Au Maroc, il n'y a pas eu de révolution, mais nous devons quand même guetter le vocabulaire car, avant que de se produire dans les urnes, les grandes victoires politiques sont d'abord dans les mots. Et pour ces élections 2016, la victoire a été celle du tahakkoum en tant que terme et du tahakkoum en tant que méthode de communication. Et ce n'est pas la seule victoire qui est concernée ici, mais aussi l'échec. En effet, un revers sémantique se prolonge inéluctablement dans la politique. Et ainsi, observons ce parti qui a de tous temps inspiré le débat public en idées, en concepts et en vocabulaire et qui se trouve aujourd'hui en pleine crise d'imagination qui l'a empêché de mettre au point ne serait-ce qu'un terme, ne serait-ce qu'une phrase à présenter comme axe fondateur de sa campagne, et qui en a été réduit à remplacer naïvement cela par un chiffre ! Un chiffre idiot, ne comportant ni idée ni sens ni âme, pas plus qu'il ne renvoie à un projet de société ou à un programme politique, et encore moins à l'Histoire ou à l'avenir. Comme si le Verbe avait péri dans ce parti ! Comme si la politique avait disparu dans ce parti ! Comme si le parti lui-même était mort, ne gardant que sa coquille, vide !