Ceux qui ont suivi l'émission «Envoyé spécial» sur France 2 le 11 avril dernier, auront l'impression que, dans notre pays, les violeurs jouissent d'une impunité totale et qu'au lieu de les châtier, les parents des victimes contraignent leurs filles, avec la bénédiction de la justice, à se marier avec leurs agresseurs. Pour amener les téléspectateurs à voir les choses d'une telle manière, il fallait simplement s'écarter de toute objectivité en avançant des affirmations non vérifiées, voire erronées, répéter ces mêmes affirmations pour qu'elles deviennent des vérités indiscutables et, enfin, recourir à un redoutable jeu de mots, d'abord, en qualifiant de viole des faits qui ne le sont pas et, ensuite, en disant à la fois, et sans aucun scrupule, la chose et son contraire. A ce titre, nombreux sont les exemples qui révèlent la mauvaise foi se dissimulant derrière l'émission. Ainsi, dès le commencement du reportage, l'on apprend qu'à côté des mariages arrangés et des mariages forcés, il y a une troisième catégorie qui consiste de marier une fille avec son violeur. En outre, la commentatrice confesse qu'elle était loin d'imaginer la réalité qui l'attendait au Maroc , apparemment, le seul Etat de droit qui peut permettre ce genre d'aberrations. Évidemment, les premières représentations que ces propos éveillent dans l'esprit de toute personne méconnaissant la société marocaine, sont celles d'un pays où les hommes ne sont rien d'autre que de féroces barbares qui, sous pretexte de disposition du code pénal accordant “l'immunité" aux agresseurs sexuels, n'hésiteraient aucunement à se jeter sur la première femme qu'il rencontrent sur leur chemin. Mieux encore, et en plus “d'absence de sanction", ces hommes préhistoriques seraient récompensés par leur mariage avec «leurs proies» sur lesquelles ils auront tous les droits, comme cela est dit à la fin de l'émission. Après ces premières assertions, le reportage nous montre un échantillon de jeunes filles ayant été victimes de violes. Le premier cas que l'on découvre est celui de Nawal. Violée par un homme de son village, cette fille sent que sa vie est perdue et qu'elle n'a plus d'espoir. Un sentiment partagé par la mère qui, elle aussi, pense que sa fille n'a plus d'avenir car elle ne pourra jamais se marier et fonder une famille. La seule tache de lumière qui rayonne dans l'obscurité de ce drame familial reste le père de Nawal. A la fois compréhensif et courageux, cet homme a, en effet, décidé de porter plainte contre le criminel ayant agressé sa fille. Mais ce qui est plus saisissant dans la réaction du père, c'est qu'elle constitue, nous dit-on, un acte héroïque car rares sont les marocains qui recourent à la justice pour dénoncer les violeurs de leurs filles. Une affirmation qui ne peut provenir que d'un individu ignorant complètement la mentalité marocaine et la place que la notion d'honneur occupe aux yeux des familles. En tout cas, Nawal est chanceuse, son père ne veut point la marier avec son violeur. D'ailleurs, on voit que le vieil homme est allé voir un avocat en vue d'entamer les démarches nécessaires pour déclencher une poursuite judiciaire. Des efforts qui semblent avoir donné leurs fruits car on apprend, à la fin du reportage, que l'agresseur de la jeune fille est justement mis en détention préventive. Or, à ce moment, et de manière inattendue, on apprend également que l'inculpé n'est pas un violeur mais plutôt l'homme dont Nawal est éperdument amoureuse et que celle-ci ne supporte pas de voir derrière les barreaux l'être avec lequel elle a vécu une forte relation. A cet instant, l'honnêteté intellectuelle exigeait des enquêteurs de dire que le problème n'est pas toujours le résultat d'un viole, dans le sens étroit du terme, et qu'il y a des cas où c'est l'amoureux d'une fille ayant perdu sa virginité que l'on transforme à un impitoyable agresseur sexuel. Il fallait également tenter de déterminer, ne serait ce que de façon approximative, le sens des formules que les filles utilisent, ici au Maroc, pour relater l'expérience qui a mené à la perte de leur virginité car cela aurait du permettre de les interpréter de manière appropriée et d'éviter toute sorte d'amalgames. Après le cas de Nawal, le reportage nous emmène à Larache. Et au lieu d'essayer de mettre le doigt sur les vraies raisons qui ont poussé Amina Filali à se suicider, on se contente, par exemple, de nous montrer la mère de la défunte en la présentant comme une femme qui «pleure sa fille et maudi la justice de son pays». Et quelques secondes après cette affirmation incendiaire, on se rend compte que ce n'est pas le juge qui a marié Amina avec son violeur présumé mais c'est bel et bien la mère qui a insisté pour que le mariage soit conclu en allant jusqu'à menacer son époux de quitter le foyer conjugal si ce dernier persiste dans son refus. Là aussi, il était souhaitable d'analyser l'attitude de la mère et de vérifier, à l'aide de spécialistes, quelles sont les raisons qui poussent une femme à vouloir marier sa fille avec son violeur. Est-ce vraiment la pression sociale qui la force à jeter sa progéniture entre les bras d'un criminel ? Ou n'est-il pas probable que l'obstination de la mère ne soit rien d'autre que le reflet de sa volonté cachée d'éviter le dénouement tragique d'une relation amoureuse dont elle avait auparavant connaissance ? Mais, la partie la plus révoltante du reportage est, incontestablement, le moment où l'on aborde le cas d'Ibrahim et Saïda. Deux jeunes gens récemment mariés et qui ne sont rien d'autre, bien entendu, qu'un violeur et sa victime avec toutes les images de cruauté que cette description évoque dans notre imaginaire. Des images qui ne tarderont pas à se dissiper car le jeune homme reconnais avoir eu des relations charnelles avec Saïda sans qu'il y ait toutefois aucune sorte d'agression puisque cette dernière était consentante. Et là, la journaliste, ne prêtant aucune attention à ces propos, interpelle la fille: «Saïda, si j'ai bien compris, tu es mariée avec ton violeur et tout va bien ? Tu es heureuse ?» -«Oui, je suis heureuse» répond la jeune mariée. Ainsi, et malgré les confessions des intéressés ayant assuré que leur mariage est le résultat d'un amour et non pas d'un viole, nos amis français refusent de modifier leur interprétation des faits en continuant de qualifier l'histoire d'Ibrahim et Saïda d'étrange situation où le violeur et la violée rêvent d'être heureux et d'avoir des enfants. Concernant les causes de ce phénomène, le reportage s'empresse de présenter l'article 475 comme étant le complice juridique qui permet aux violeurs d'échapper à la sanction. Et bien que cette disposition ne traite nullement du viole, que la règle de l'interprétation stricte de la loi pénale interdit aux juges de l'appliquer en cas d'agression et que, dans tous les cas, le mariage entre un violeur, dans le sens strict du terme, et sa victime est nul vu l'absence du consentement qui représente, aux yeux du droit marocain, une condition indispensable pour la validité de toute relation conjugale, l'abrogation de l'article 475 du code pénal est vue comme la solution qui mettra fin à ce que l'on qualifie de tragédie. Malheureusement, une fois encore, c'est le simplisme qui l'emporte. Gommer du code pénal l'article 475, dont la majorité des marocains ignoraient même l'existence avant l'affaire Amina Filali, ne mettra d'aucune façon fin à ces mariages qui naissent dans la douleur car ils sont, avant tout, le résultat de cette structure mentale qui confine la femme uniquement dans le rôle d'un précieux objet sexuel qui perd toute valeur avec la moindre égratignure. Dans ce sens, nous pensons que la plus utile des réformes est de combattre cette mentalité qui fait de l'hymen la seule preuve de la probité morale d'une femme. Une façon de penser qui transforme une insignifiante membrane en une entité quasi sacrée dont dépend l'avenir de la moitié de la société. Il est temps, en effet, de libérer les femmes marocaines de ce fardeau millénaire qui les rend fragiles et à la merci d'une mentalité patriarcale qui les astreint à recourir à tous les moyens pour se purifier de toute souillure qui risque d'entacher leur réputation.