Il est au début de l'histoire des nations et des peuples vivants des époques qui se caractérisent par du flou et de l'improvisation. Le flou empêche de parvenir clairement à des grands objectifs et desseins. Quant à l'improvisation, elle débouche nécessairement sur un piétinement et l'interférence des démarches et des étapes constituant le parcours que toute nation doit suivre dans son présent et pour aspirer à un avenir uni et meilleur. Au Maroc, notre pays, personne ne nie le grand nombre de réalisations notoires enregistrées dans divers domaines et secteurs. Aussi bien en politique, en économie que dans le domaine social, plusieurs actions et initiatives créatives ont été entreprises. Preuve en est la multitude d'événements vécus par le Maroc tout au long de la dernière décennie. Qu'en est-il donc de la situation de notre culture ? Qu'en est-il de notre réalité artistique ? Avons-nous consacré l'attention officielle nécessaire aux questions culturelles et artistiques délicates, que la succession des années et des décennies d'exploitation n'a fait qu'empirer et aggraver ? Tout observateur objectif de la réalité culturelle et artistique du Maroc relèvera bon nombre de conclusions négatives. A leur tête, figure sans doute le fait que nous n'ayons pas réfléchi au rôle de la culture dans la formation et la préparation du citoyen pour le développement et le progrès du pays depuis les premiers jours de notre indépendance. Malheureusement, la culture continue de nos jours à être dénigrée, marginalisée et à occuper une place secondaire par rapport à l'action politique. Restons objectifs, cette négligence n'est pas de la responsabilité des organes officiels uniquement, mais aussi celle des partis politiques, surtout ceux qui constituent la faction progressiste, les syndicats ouvriers, les associations culturelles et artistiques sérieuses. Tous assument une grande partie de la responsabilité de cette réalité artistique et culturelle qui accuse du retard dans l'accompagnement des aspirations marocaines à jouir d'une culture et d'arts nationaux traduisant l'étendue de l'identité, préservant nos fondements et nos valeurs sacrées et s'ouvrant à l'autre autant que nécessaire, à même d'assurer l'interaction attendue, au lieu de l'aliénation et des manifestations d'asservissement qui ont prédominé nos paysages, culturel et artistique. Le flou et l'improvisation ne font ressortir qu'une indécision fatale dans la nature des choix et des grandes missions nationales qu'elle envisage. Car, après toutes ces décennies d'indépendance, et en dépit de ce cumul qualitatif et quantitatif d'exercice, de production et d'interactivité, nous n'avons donc pas pu trouver réponse à bien des questions gênantes telles que : quelle culture et quels domaines artistiques le citoyen marocain veut-il consommer et produire ? Quels objectifs et desseins recherchons-nous derrière notre manière occasionnelle, officielle et populaire de traiter la culture et les intellectuels, les arts et les artistes ? Jusqu'à aujourd'hui, avons-nous réussi une seule réalisation culturelle, artistique, créative, au sujet de laquelle nous pourrions tous nous accorder qu'elle représente notre spécificité, notre histoire, nos valeurs religieuses, nationales et historiques ? Je considère que poser de telles questions directes est la meilleure manière de diagnostiquer notre réalité culturelle et artistique. Elle représente la plus courte des méthodes pour constater les conséquences créées par le flou précité, sous forme d'incertitude intellectuelle, d'indécision mentale et d'improvisation évidente dans le règlement des questions épineuses. Et pour démontrer clairement et sans détour la relation de tous ces éléments avec les sujets que j'aimerais soumettre à discussion et méditer à la lumière de ce qui circule dans le milieu éthique et artistique sur l'imminence du lancement des travaux de construction du Grand théâtre de Casablanca, après le bouclage des conditions de lieu, des moyens et des outils de financement nécessaires à la réalisation de ce monument artistique à la hauteur de la grandeur de la ville de Casablanca, la plus grande et le cœur économique du Royaume. Pour éviter tout malentendu, j'accueille avec joie et estime à sa juste valeur la réalisation d'un monument grandiose qui viendrait s'ajouter aux infrastructures artistiques dont nous disposons et que nous ne saurions refuser, ayant été les premiers à avoir revendiqué qu'il y en ait davantage, car ce sont là les fondements incontournables dans la construction de toute civilisation. Mieux, je considère que la construction d'un tel théâtre monumental est une réalisation artistique dont l'existence est et a toujours été une nécessité, surtout que les pièces d'opéra ou les fresques historiques requièrent des espaces permettant la mobilité et les déplacements des moyens humains, du matériel et des décors, ce qui assurera aux marocains en général et aux casablancais en particulier, la possibilité de suivre des œuvres et représentations venant de l'étranger et de constater les progrès enregistrés dans le monde du spectacle et des représentations. Il est à savoir que la question de construction d'un théâtre de cette importance, à la hauteur du nombre des habitants de Casablanca, n'est pas un fait nouveau ou né d'aujourd'hui. En fait, il a été soulevé depuis des années et notre théâtre, en tant que troupe théâtrale professionnelle casablancaise, a assisté à une réunion tenue à cet effet depuis plus de trois ans, précisément lorsque la comédienne Touria Jabrane présidait aux destinées du ministère de la Culture, dans une salle de l'Ecole des Beaux Arts et à laquelle ont assisté, outre les responsables des ministères de tutelle, un grand nombre d'architectes, d'ingénieurs, de notables de la ville, et quelques intellectuels et artistes. Nous avions alors donné notre avis sur ce projet en toute clarté et honnêteté, mettant l'intérêt de notre domaine au-dessus de toute considération, en tant qu'artistes, professionnels et citoyens marocains espérant ce qu'il y a de meilleur pour notre pays, pour son développement et son progrès et en tant qu'artistes casablancais, notre avis se résume au fait que nous avons toujours considéré que, si Casablanca devait jouir de son Grand théâtre comme le fruit et la consécration d'une renaissance culturelle et artistique de nature à permettre aux habitants de cette métropole d'améliorer leurs goûts pour les lettres et les arts, aussi bien dans le centre que dans les périphéries et, par conséquent, de les doter des outils à même d'interagir directement et d'apprécier les productions artistiques de bon goût qui seront jouées dans le Grand théâtre. Mais, si la construction de ce théâtre ne prend pas en considération ces exigences ou ne cherche qu'à améliorer l'image dont nous avons vu le risque avec les signes avant-coureurs du « printemps arabe » ou bien pour faire plaisir aux étrangers vivant parmi nous ou de passage, ce sera un autre sujet dans lequel nous espérons que nos responsables, locaux, régionaux ou nationaux, ne tomberont pas. Casablanca est devenue aujourd'hui une cité de béton, qui s'étend dans toutes les directions, sans aucun ingrédient nécessaire à la vie. Les espaces verts se réduisent progressivement, les théâtres de proximité (connus dans le Monde arabe et au niveau international sous le nom de « théâtres de poche »), c'est-à-dire les petites salles populaires qui doivent exister dans les quartiers et les banlieues afin d'assurer aux jeunes de s'impliquer dans les préoccupations culturelles et artistiques qui sont de nature à les détourner du terrorisme organisé et des crimes épidémiques qu'on connaît de nos jours, outre le déclin du rôle important d'encadrement que jouaient les Maisons des jeunes dans la ville, en dépit de leur nombre réduit, dont les survivants vivent aujourd'hui un vide mortel et un manque horrible des outils et des moyens pédagogiques nécessaires. Même les complexes culturels régis par le ministère de la Culture ou par les arrondissements locaux ne remplissent aucun rôle rayonnant et se contentent de mettre en place de maigres programmes et n'en appliquent qu'une infime partie. Ce sont plutôt des complexes dont la gestion et l'administration épuisent des budgets énormes, sans aucun résultat culturel ou artistique digne d'être cité. Il suffit de savoir qu'en dépit de la considérable superficie de Casablanca, ses nuits ne connaissent éventuellement pas de représentations théâtrales, ni une seule rencontre de nature intellectuelle ou artistique, même si elle abrite nombre de salles et de théâtres construits hors des lieux où ils auraient dû être bâtis. Il se peut que plusieurs mois s'écoulent sans que les casablancais ne s'intéressent au côté cognitif qui nourrit l'âme, réforme les mœurs et relève le niveau du spectateur en améliorant ses goûts artistiques, en le dotant des outils d'interaction et de critique, de la capacité à faire les bons choix. Malheureusement, cette absence effroyable de tout ce qui est culturel, artistique, spirituel et émotionnel, laisse le champ libre à toutes les dérives et déviations criminelles, qui troublent la tranquillité et la sécurité des habitants, et qu'on ne pourra guère combattre ou simplement limiter si nous nous contentons d'y faire front par l'action sécuritaire uniquement, en dépit de son importance conjoncturelle. La réalité de Casablanca, qui ne s'améliore guère, implique donc que nous procédions à une évaluation de ce projet tant attendu à la lumière de la valeur ajoutée qu'il apportera à cette réalité, et dont les habitants pressentent qu'il sera dépourvu et vide de toute créativité et communication sociale ou interactivité humaine. Est-il donc logique qu'un édifice aussi grand s'implante/naisse au milieu de Casablanca, mais hors de son contexte social et cognitif ? Et puis, pour qui ouvrirons-nous les portails de ce Grand théâtre ? Pour les créations nationales, qui ne sont pas encore parvenues, du point de vue artistique, au niveau des représentations ou s'agit-il seulement d'une construction à même d'accueillir les représentations et les artistes étrangers ? Si nous n'avons pas su faire un bon usage des bâtiments et édifices existants pour construire et former le citoyen et pour faire du spectacle théâtral un rituel quotidien indispensable aux gens ? Si certaines salles, certains théâtres et Maisons de jeunes vivent un vide épouvantable, existant complètement étrangers à leur milieu et à leur entourage, la véritable réforme implique le traitement de toutes ces maladies apparentes, la prise en considération de la culture et des domaines artistiques qui constituent une base populaire, au lieu de gaspiller/dilapider l'argent, le temps et les efforts dans des actions et des constructions dont le destin ne sera guère meilleur à celui de nos théâtres, de nos salles de représentations et de nos complexes culturels, qui fonctionnent selon une vision dépassée et attardée. Et c'est là le côté absurde sur lequel nous attirons l'attention. Le flou affectant la détermination de la nature des objectifs, des méthodes et des outils à même de parvenir aux buts recherchés, est derrière cette réalité contradictoire, à Casablanca et dans toutes les régions du pays, sans que nous puissions profiter de nos propres expériences. Le Grand théâtre de Marrakech va dans le même sens, erroné. La « ville rouge » foisonne de talents, de compétences, de troupes et de composantes de la société civile, qui ne trouvent ni complexes culturels, ni théâtres de quartier, ni maisons des jeunes efficaces, ni centres de formation continue. Malgré cela, le théâtre reste fermé tout au long de l'année, sauf pour quelques manifestations occasionnelles, principalement destinées aux étrangers ou pour des activités internationales qui n'ont rien à voir avec notre réalité et notre niveau local, pour plutôt améliorer notre image pour la commercialiser à l'étranger, ce qui élargit davantage le grand écart entre le potentiel local et ces grands espaces dont l'existence ne va pas de pair avec notre pensée culturelle, ni avec la qualité de notre monde artistique ni avec notre créativité nationale. De même, notre incapacité à déterminer et classer les priorités dans un cadre étudié à même de nous mener aux résultats recherchés a débouché, entre autres, sur l'absence et la marginalisation de l'avis des professionnels et des spécialistes des discussions sur de tels projets. L'avis des gens d'expérience est l'élément pouvant déterminer ce que nous voulons faire, la manière d'y parvenir, même si je pense que ceux qui s'enthousiasment sentimentalement à la réalisation de ce projet gigantesque ignorent ces vérités et des données évidentes qui ne laissent aucune place au doute sur le fait que le besoin impérieux consiste actuellement ressusciter ou à animer les centres culturels existants déjà, et désigner les hommes de terrain à leur tête, et non des bureaucrates, ainsi qu'à renforcer/consolider les infrastructures culturelles dans toutes les agglomérations, notamment les zones périphériques et les banlieues, où cette absence effroyable constitue le climat idéal favorisant le développement de l'extrémisme, du terrorisme et toutes les formes de crime, en créant des petites salles de théâtre (les théâtres « de poche », comme on les appelle en Europe), des bibliothèques, des complexes culturels actifs assurant l'encadrement de la jeunesse et la prise en charge de leurs talents, au lieu de simples constructions vides, froides, où règne un silence de cimetière, en vue de former le spectateur marocain en général, et « bidaoui » en particulier, à améliorer le niveau de son esprit littéraire et artistique. Ils serviront à optimiser ces connaissances qui lui permettront de faire la part des choses et opter pour les bons choix. Seulement, aujourd'hui, dépenser le budget consacré à la construction d'un théâtre grandiose pour la réalisation des objectifs précités serait plus judicieux, plus utile, et plus profitable à la ville, à la culture et aux domaines artistiques, et un acquis à toute la société marocaine. Retiendrons-nous la leçon ? En tout cas, c'est notre espoir, dans l'intérêt de notre pays. (Texte pour l'Opinion Culture, traduit de l'arabe)