La «zyara», «tfariq» ou «laawacher» ce sont trois mots différents pour désigner le pèlerinage aux cimetières le 27ème jour du Ramadan pour visiter les morts et se recueillir sur leur tombe. Deux grands cimetières à Casablanca attirent de grandes foules à cette occasion: Errahma au Sud-Ouest de la ville, préfecture de Hay Hassani et al-Ghoufrane à Ben Msik au Sud-Est, le plus grand cimetière à Casablanca avec 160 hectares. Au cimetière Errahma, 95 hectares, datant de 1990, c'était une marée humaine ce jeudi 16 août (27 ramadan). Tôt le matin, la journée a attiré des milliers de visiteurs. En prévision de cette marée humaine, un grand tronçon de la route Errahma à l'entrée du cimetière de même nom a été complètement bloqué à la circulation pour toute la journée. Sur la chaussée en double voie, un grand marché en plein air de ferrachas, charrettes, tréteaux des marchands venus très tôt non seulement de Casablanca mais d'autres villes. Tout ce monde s'est installé pour vendre des matériaux funéraires employés par les visiteurs des tombes comme de l'encens, de l'eau de rose, le pain, des fruits secs surtout des figues sèches de piètres qualité, 10 Dh le kg, à distribuer aux mendiants qui la retournent par la suite avec le pain aux marchands contre quelques pièces de monnaie. La distribution des figues et du pain au cimetière est une pratique très ancienne qui s'est perpétuée. Il y a aussi des étalages des nippes très bon marché, ustensiles de cuisine, jouets etc. Toutes les caractéristiques du marché forain grouillant avec haut parleurs hurlant sont rassemblées pour perturber le temps d'une journée par an les abords du cimetière pleins du silence des morts le reste de l'année, exception faite d'une circulation dense sur la route liant le quartier Oulfa à Dar Bouazza. Transport clandestin La seule ligne de transport en commun par bus qui dessert la région de la nouvelle ville Errahma voisine du grand cimetière en venant du centre de la ville est la ligne 50 de Mdina Bus. Les bus et les grands taxis étaient complètement dépassés. A preuve des dizaine de triporteurs et des taxi-colis «Honda» mais aussi des charrettes ont intervenu en mode de transport clandestin pour évacuer les nombreux visiteurs à un prix variant entre 4 et 10 Dh par tête de pipe selon les destinations diverses: Oulfa, Hay Hassani, centre de la ville, même Hay Mohammadi, sous l'œil impuissant et bienveillant des gendarmes de Dar Bouazza. C'est surtout des jeunes qui conduisent ces triporteurs qui font du transport en commun sans autorisation. L'un d'eux, Khalid, 32 ans tient des propos qui ne manquent pas de franchise: «C'est une opportunité à ne pas manquer, on rend service, c'est vrai que ce n'est pas légal mais on le fait quand même, on le fait aussi pour transporter des estivants à la plage d'Ain Diab, on rend service à des gens pour leur éviter le calvaire du bus, le jour où il y aura un bon transport en commun, ce jour-là on n'aura plus de clients, alors on fera autre chose » La grande concentration de véhicules occasionne de gros bouchons à l'entrée de Madinat Errahma. C'était un spectacle, de l'avis des habitués, tout à fait ordinaire qui se répète chaque année avec quelques variantes comme ce calvaire du transport qui fait que certains cherchent à éviter le jour officiel de zyara du 27 Ramadan jugé trop éprouvant avec les désagréments qu'il ne manque pas de causer. Pourtant, des visiteurs ne peuvent pas s'en passer comme s'il s'agissait d'une obligation canonique comme cette vieille femme qui répète qu'il n'y a pas «d'ajr» si on manque le 27. Malgré l'âge avancé, elle fait des efforts pour préserver strictement les traditions du rituel de la zyara. «Plus il y a des efforts plus c'est bien» dit-elle. Pour un vieux et humble marchand de pain venu de Sebt Gzoula à Casablanca juste pour cette journée, il y aurait peu de monde par rapport à l'année dernière. «Il y a du monde, bien au contraire, mais beaucoup de gens souffrent de cette journée et préfèrent l'éviter» rectifie un chauffeur de grand taxi, Boujamaa, avant d'indiquer que des gens sont venus nombreux le mardi qui était jour férié et même mercredi pour éviter la cohue. Boujamaa fait de bonnes recettes en desservant la ligne relativement courte Errahma-El-Oulfa et surtout presque totalement en ligne droite. «Seulement, la circulation devient difficile et la route est saturée » Une autre cohue, celle des mendiants qui bloquent l'entrée et s'installent à même le sol dans les grandes allées à l'intérieur du cimetière, certains se livrant à des mises en scènes en famille, parents et enfants pour apitoyer les visiteurs venus justement en partie pour distribuer des aumônes. Parmi les mendiants, quelques jeunes subsahariens, Nigérians. Ils sont devenus habitués du lieu qu'ils prennent d'assaut surtout le vendredi. L'un d'eux déclare: «Je veux bien travailler mais je n'ai pas de papiers, pour travailler il faut avoir des papiers, c'est nécessaire wallahi !, les employeurs dans les chantiers de construction nous le demandent, je mendie en attendant des jours meilleurs » Fuir la cohue La veille, mercredi 15 août, sur le même site il y avait peu de monde. Meryem une habituée du cimetière en ce sens qu'elle le visite avec plus ou moins de régularité a choisi exprès ce jour de mercredi pour venir. C'est une visiteuse qui n'est guère portée sur les mendiants. Quand elle vient au cimetière Errahma elle cherche surtout les enfants. Souvent des mendiantes ou des femmes qui travaillent à transporter l'eau pour arroser et soigner les plantes sur des tombes amènent avec elles des enfants en bas âge parce qu'il n'y personne pour les garder au domicile. Agée d'une vingtaine d'années, elle porte une tenue sport espadrille, pantalon, pull long, cheveux à demi couvert par une écharpe. Demeurant en ancienne médina de Casablanca, Meryem est diplômée de commerce et travaille dans un magasin en franchise. Elle a préféré venir le mercredi 15 août, 26ème jour du Ramadan, plutôt que le 27 pour la zyara de la tombe de son père, mort il y a deux ans. «Il m'arrivait dans le passé de venir une fois par semaine mais comme je travaille à présent, je viens de temps en temps, mon père était un homme très bon, j'ai l'impression que je n'aimerais jamais quelqu'un comme je l'aime, il travaillait au port de Casablanca et il nous a donné une bonne éducation mes sœurs, mes frères et moi-même, tous nous avons fait des études dans l'enseignement public » Elle avait apporté deux sachets en plastiques pleins de gâteaux et du lait ainsi qu'une bouteille d'eau minérale de cinq litres. Elle avait pris le bus ligne 50, à l'arrêt départ du boulevard d'Anfa, un bus qui traverse un trajet de près de 20 kms pour arriver dans la Madinat Errahma à proximité du grand cimetière de même nom. Arrivée devant la porte du cimetière, elle est littéralement agrippée par des mendiants, surtout des mendiantes. Elle leur répète qu'elle n'a de choses à donner que pour les enfants. Des gâteaux de pâtisserie et du lait. Ils la poursuivent de leurs sollicitations insistantes, elle résiste, ne se laisse pas conter, elle semble insensible aux sollicitations les plus vives, gluantes. Elle n'en a cure, elle en a vu d'autres. Son attitude dénote d'une grande expérience de la personnalité de ces adultes qui font la manche au cimetière. «J'aurai pu attendre demain le 27ème jour du Ramadan, c'est le jour de la zyara «tfariq» mais je préfère venir aujourd'hui surtout que c'est jour de repos pour moi». Travailleurs occasionnels A l'entrée du cimetière, quelqu'un l'aborde au détour d'une allée, un homme d'un certain âge qu'elle connait. Il se précipite vers elle pour la saluer, elle l'accueille avec un grand sourire. Traits fatigués, rides profondes, il porte une blouse bleue d'ouvrier. C'est sa cliente. Il fait partie de nombreux travailleurs qui hantent le cimetière pour soigner les tombes, les nettoyer des mauvaises herbes à la demande des familles qui viennent visiter leurs proches. Pour arriver à la tombe de son père, il faut traverser une longue distance et c'est à l'autre bout du cimetière. En cours de route, elle distribue ses gâteaux et le lait à des enfants. Le lait est servi dans des verres en plastique propres qu'elle avait acheté en ville à cet effet. De même pour l'eau. Elle avait prévu que les petits enfants auraient soif. Face au recueillement des visiteurs sur les tombes des proches, il y a toute une armée de chercheurs de profits pécuniaires en plus des mendiants. Il s'agit des vendeurs d'eau doublés de jardiniers dont beaucoup d'enfants et d'adolescents, des peintres de fortune pour badigeonner à la chaux les tombes sans oublier les escouades de fkihs occasionnels en groupe et en solo pour réciter quelques sourates de Coran en particulier «Yassine» et «Arrahmane», récitation couronnée par un copieux doua'a sur la tombe à la mémoire des défunts moyennant quelques dirhams, généralement entre quinze et vingt dirhams, voire plus selon la générosité et les moyens des clients. Certains fkihs viennent de loin pour le 27ème jour, en plus des patentés. Tous ces travailleurs occasionnels du cimetière observent les visiteurs de loin comme des faucons leur proie et, dès que ces derniers s'engagent dans des allées, ils fondent littéralement sur eux pour proposer leurs services avant que d'autres ne les précèdent et remportent le marché. Meryem refuse le service des fkihs catégoriquement. Par contre elle accepte volontiers les services des enfants et adolescents qui apportent l'eau. «C'est pour les aider» dit-elle. Elle reste longtemps à se recueillir sur la tombe en silence.